Ses nombreuses publications sur la sociologie romaine ou les mythes grecs, rédigés d’une plume pétillante, l’ont fait connaître du grand public. Il a publié, chez Albin Michel, une œuvre importante, dont récemment Quand notre monde est devenu chrétien (2007), Foucault, sa pensée, sa personne (2008), Mon musée imaginaire ou les chefs-d’œuvre de la peinture italienne (2012) et une traduction de L’Énéide (2012). De même que son confrère Lucien Jerphagnon (1921-2011), Paul Veyne conjugue avec délectation érudition et causticité. L’incipit de ce livre de confessions en tous genres – la réticence, la pudeur et la crainte de l’écrire une fois vaincues – donne d’emblée le ton à la fois humoristique, intime et savant qui domine l’ouvrage : « Ce livre n’est pas de l’autofiction et n’a aucune ambition littéraire, c’est un document social et humain à l’usage des curieux ; tout ce que je raconte sera exact ; par exemple, que je me suis marié trois fois, comme Cicéron, César et Ovide, que j’ai été membre du parti communiste dans ma jeunesse et que j’ai écrit des livres sur des sujets divers. »
Retiré au pied du mont Ventoux, avec « l’humaniste Pétrarque » comme voisin, Paul Veyne évoque « le quotidien et l’intéressant » de ce qui a donné sens à sa vie, livre une réflexion stimulante sur sa destinée, qui se lit comme une leçon de sagesse antique. Celui pour qui l’érudition est « ludique », « intéressante, mais n’a aucun enjeu matériel, ni moral, ni souvent esthétique, ni social ni humain », commence par expliquer comment est née, à l’âge de huit ans, sa vocation, cette passion pour le monde antique : grâce à une « pointe d’amphore romaine » ! Fruit de « l’ascenseur social républicain », Paul Veyne s’intéressa d’abord à l’Odyssée, récit d’aventures souvent fantastiques. Ce « roman » a orienté vers l’histoire de l’antiquité païenne le collégien qu’il était, parce qu’il avait pour théâtre un autre monde – qui n’était pourtant pas imaginaire. La vie professorale présentait par ailleurs l’avantage d’être « tranquille », ce qui lui permit de s’adonner très tôt à l’érudition, qui est au fond le seul « jeu de vérité » qui vaille à ses yeux, car il explique l’inconnu et le méconnu. Sur le ton confidentiel qui caractérise l’évocation de souvenirs personnels, voire intimes, l’historien de l’Antiquité se fait également archéologue de sa propre existence. Derrière l’œuvre et le professeur, on découvre progressivement l’homme. « Mon cœur mis à nu » pourrait constituer le sous-titre de cette compilation de souvenirs.
Le « solitaire » et « rat de bibliothèque » fut en réalité un « faux bohème qu’attire le romanesque ». Il put s’épanouir notamment grâce à l’amour de Simone Solodiloff, sa « belle condisciple ukrainienne », et à la conviction de son quasi-sacerdoce au « monastère laïc de la rue d’Ulm ». Paul Veyne consacre de belles pages à la naissance et au développement de sa vocation d’historien. Mais il n’y a pas que l’histoire à proprement parler : « les Anciens distinguaient vérité et légende, mais n’éprouvaient pas, comme nous, le besoin d’hygiène intellectuelle de nettoyer leur cerveau d’une croyance légendaire ».
Les libertés ne vont pas à l’encontre du devoir de l’historien Veyne ; elles en sont l’essence. La rigueur n’est pas le rigorisme ni l’exactitude la vérité absolue, cette arlésienne des historiens positivistes dont Paul Veyne s’est démarqué en s’inscrivant dans la lignée de l’école des Annales. Sur le modèle du médiéviste Jacques Le Goff, il estime que la connaissance du passé ne peut se réduire à une chronologie événementielle, mais doit être une réflexion sur l’économie, la société, les mentalités. L’intelligence de l’auteur est consciente de ce qu’elle doit au cœur. En témoigne le cortège de personnes qui défilent dans son ouvrage, comme autant d’amitiés partagées : le conservateur du Louvre et historien Georges Ville, le peintre américain Paul Jenkins, René Char, son « poète et héros de toujours ». C’est son amitié avec Michel Foucault (« le grand ami de notre vie ») qui a donné naissance à deux ouvrages majeurs : Comment on écrit l’histoire, paru en 1970, et Le Pain et le Cirque, paru en 1976. Nous croisons aussi Michel Piccoli, avec qui, durant quatre ans, il s’est produit au théâtre, « sort inusuel pour un professeur au Collège de France ». Inhabituel aussi, son acharnement à conquérir par le verbe, à rendre compte de cette passion : consacrer un chapitre à l’Italie et à ses trésors artistiques (« L’Italie, enfin elle ! ») allait donc de soi. Avec maestria, l’auteur y retrace à la fois ses travaux historiques et ses recherches archéologiques.
Paul Veyne ne s’est donc pas ennuyé une seconde et, même s’il se résout (il a quatre-vingt-quatre ans aujourd’hui) à l’inéluctable, il porte un regard empreint d’autodérision sur une vie bien remplie. En partageant ses enthousiasmes, ses passions, son rire, son goût pour la vie, les femmes et les mots, il s’efforce de se perfectionner et d’être en perpétuelle construction de soi. C’est en ce sens qu’il se passionne désormais pour Plotin ; il croit en l’âme du monde, qui transporte tous les savoirs et les souvenirs des êtres.
Hanté par l’idée de résistance, Paul Veyne est en définitive un passeur, un intercesseur entre deux générations d’historiens (les positivistes et les représentants de la Nouvelle Histoire), entre des disciplines cloisonnées, mais aussi entre trois générations d’hommes. En se souvenant devant nous, celui qui refuse d’oublier continue d’enseigner.
Franck Colotte
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