À notre époque, les moyens de communication de masse sont en train de changer la mentalité, la structure de base de la personnalité, de détruire les valeurs et les paramètres sur lesquels s’était fondée jusqu’à présent la civilisation. Bien qu’on ne l’ignore plus aujourd’hui, une analyse systématique de ce phénomène semble encore manquer. La Grèce antique a vécu, entre les Ve et IVe siècles avant J.-C., une révolution semblable, avec le passage d’une culture encore essentiellement orale à une culture basée sur la communication écrite et le livre. La comparaison des deux systèmes a fourni à Platon le détachement critique qui lui a permis d’élaborer sa propre théorie scientifique des mécanismes inconscients mais infaillibles à travers lesquels la fiction constitue le plasma des orientations psychologiques d’une communauté.
La question des techniques de la communication culturelle occupe une place importante dans la pensée de Platon, tant sur le plan de la réflexion théorique que sur celui de son activité d’écrivain. Cette dernière s’impose par la force des choses, en vertu d’un phénomène qui a touché, entre le Ve et le IVe siècle, la génération de Platon : l’arrivée du livre et la diffusion écrite du savoir. Platon, principalement dans son Phèdre, a vu que le nouvel outil de communication – la lettre écrite – affaiblit la mémoire de ceux qui s’en remettent à lui et que le mot écrit est incapable d’entrer dans le débat dialectique. Bien qu’il reconnaisse les aspects positifs de l’oralité agonistique, Platon choisit d’écrire : l’oralité n’aurait pas convenu à l’articulation dialectique complexe de sa pensée. Il n’a pas cependant tout à fait renoncé au pouvoir dynamique du mot parlé, car il a aussi donné à ses écrits la structure du dialogue pour en faire les vecteurs de ses idées philosophiques et politiques. Giovanni Cerri s’emploie à montrer que ce moment de la réflexion platonicienne est aujourd’hui d’une actualité frappante. Le rapport ambivalent de Platon à l’écriture pourrait être transposé, sous des formes presque identiques, au computer et aux médias électroniques : nous y sommes hostiles, mais nous nous en servons comme d’outils pratiques, voire indispensables, pour la création comme pour la conservation et la diffusion du savoir.
Autre point, le mythe a été le tissu conjonctif de la culture grecque : épopée, poésie lyrique, théâtre, historiographie, philosophie, arts figuratifs. À travers ses multiples fonctions (anthropologiques, rituelles, politiques), il s’est constitué comme un grand répertoire commun d’usages, de coutumes, de conduites et de valeurs. Le mythe est à la fois vérité et fiction, et son degré de fiction est en rapport avec la culture et les attentes du public auquel il est destiné. Or, le recours à la notion moderne d’imaginaire se justifie quand l’univers symbolique n’est plus la représentation d’un ordre objectif du monde, mais désigne une construction fictive où s’exprime une réalité subjective, entièrement intériorisée. Il est certain que pour les Grecs le mythe n’était pas du tout cela. Cerri insiste sur l’idée que même un récit « faux » dans le mythe, par exemple le mensonge par lequel un héros cherche à se cacher, prend l’aspect d’un discours vrai pour le destinataire du récit.
Ainsi, les mythes héroïques qui formaient la base de l’épopée ont été, pour toute l’Antiquité, de l’histoire au sens strict. Dans sa Théogonie, Hésiode notait déjà que les Muses savaient « dire bien des mensonges qui ont tout l’air d’être réalités », mais qu’elles savaient aussi, quand elles le voulaient, « faire entendre des vérités ». C’est dans cette optique qu’il faut comprendre la polémique de Xénophane contre Homère et Hésiode, qui auraient faussement représenté les dieux dans des actions répréhensibles, ou l’affirmation de Solon selon laquelle les poètes « mentent souvent ». En suivant cette ligne de pensée, Platon reprendra à son compte l’idée du mythe (mythos) comme récit basé sur des fables ou des légendes, clairement distinct d’une recherche véritable et authentique ayant trait aux événements du passé. Que penser cependant de Platon quand il accepte le mythe comme étant utile à l’éducation de la jeunesse (République, II, 376d, s) ? L’éloge chanté (enkômion) ou l’hymne d’invocation aux dieux peuvent revendiquer une fonction éducative, complémentaire de celle de la philosophie.
Loin des apories et d’une apparente ambiguïté, Platon est donc cohérent de son point de vue. La nouvelle poésie qu’il appelle de ses vœux dans de nombreux passages de son œuvre traitant de poétique doit être identifiée à l’ensemble de ses dialogues. Même en dehors des innombrables mythes dont ils sont ponctués, les dialogues sont d’une facture essentiellement rhétorique et poétique. Comme le rappelle Giovanni Cerri, c’est la première « littérature » apparue sur la scène culturelle européenne – et elle coïncide parfaitement avec les postulats de la doctrine philosophique proprement dite. Certains des mythes insérés dans les dialogues sont d’ailleurs présentés comme des ébauches de poèmes, qui reprennent le rôle de formation jusqu’alors réservé à l’épopée traditionnelle pour le développer, non pas contre, mais en accord avec le modèle de société proposé par la philosophie.
Le trait distinctif du mythe, par-delà les contenus et la structure du récit, réside dans la fonction de communication – Platon reconnaît son efficacité communicative, son pouvoir de séduire et de persuader, qui lui incombe dans le contexte de la vie en société. Il s’ensuit que la doctrine sur l’éducation (République, II, 376d 11s) et, plus généralement, la théorie de l’État (Rép. VI, 501e 8) deviennent une nouvelle mythologie propice à la création de mythes capables d’illustrer de façon paradigmatique les divers aspects d’une philosophie complexe – Platon s’employant à réformer la mentalité, la « structure culturelle de base » des Grecs de son temps pour la rendre compatible avec ses idéaux d’ordre et de justice.
L’intérêt de cet essai vient de ce que l’auteur a su comprendre ces aspects multiples de la pensée de Platon, et mis en évidence l’idée d’une philosophie comme savoir unitaire, capable de réorganiser en un discours cohérent et articulé tous les problèmes de la réalité culturelle de son temps. S’appuyant constamment sur l’examen des différents types de discours, mis en rapport avec les différents types d’auditoire présents dans le monde de la cité grecque et avec les diverses modalités de transmission et de réception des messages, Cirri montre que, chez Platon, le discours sur l’oralité et l’écriture aboutit à une analyse plus vaste, qui se présente comme une théorie systématique relative aux niveaux de discours et de communication.
De là provient la forte actualité de Platon : quel que soit le thème abordé, il présente à son lecteur cette synthèse entre savoir humaniste et savoir technico-scientifique que la culture moderne voudrait retrouver.
Franck Colotte
Commentaires (identifiez-vous pour commenter)