Éric Gethers, ancien scénariste à Hollywood, de nationalité américaine mais résidant dans le Languedoc, livre dans ce premier roman sa vision acerbe d’une Amérique qu’il a quittée il y a cinq ans mais qu’il connaît bien. Double culture qu’on retrouve ici : on voyage du Midwest – où Dieu, famille, Texas sont les valeurs suprêmes – à Paris. Dans cette histoire contemporaine américaine, inspirée en partie de son enfance et d’anecdotes romancées, Éric Gethers aborde avec force le thème de la famille, au cœur d’un récit mettant en scène des relations familiales déstructurées ainsi que des personnages en complet décalage, à la fois chaotiques et pathétiques, bancals et déjantés. Henry, le personnage principal, né prématurément d’une mère junkie morte en couches ainsi que d’un père militaire et séducteur invétéré qui tape dans l’œil de Vivienne – l’infirmière qui a sauvé Henry –, est catapulté dans un univers qui lui échappe et dans lequel il va malgré tout tenter de se construire.
Articulé en deux grandes parties, ce roman, où la dérision le dispute à l’absurde, retrace le parcours d’une vie rocambolesque : celle d’Henry, narrateur omniscient qui raconte son histoire, depuis le jour de sa naissance survenue trois mois trop tôt, au bord d’une autoroute, jusqu’à l’âge adulte, le roman se terminant pas l’évocation de son trente-troisième anniversaire. Sa naissance, prévue pour le premier jour du printemps, était censée incarner le changement. Il n’en fut rien : cette journée est la plus froide de l’année, et l’enfant est prématuré, entraînant avec lui la survenue d’une « suite d’événements tragiques ». Cette trajectoire à contresens donne d’emblée le ton d’un roman mettant en scène des êtres en porte-à-faux avec la vie, à commencer par ses parents. Jack, un père militaire, noceur, absent, instable, incapable de « se concentrer sur les choses pratiques ». Sympathique au premier abord, dévorant la vie de façon effrénée, il développe des théories métaphysiques cocasses sur le sexe. Lillian, mère terne et femme trompée, qui finit par mourir en couches. Jack n’assiste même pas à son enterrement.
C’est l’occasion pour Vivienne Holt, infirmière de l’hôpital Florence-Nightingale, au physique corpulent de matrone, de faire son entrée et d’offrir au petit Henry une nouvelle forme de folie en décidant de le sauver. Friande d’émissions de voyage et transmettant volontiers les leçons que Dieu lui a enseignées, Vivienne est désespérée sentimentalement. Le jour où elle passe la nuit avec Jack, sa vie change. L’enfance d’Henry se déroule ainsi en compagnie de Vivienne et de Jack, au milieu de voisins attentionnés, mais superstitieux et conservateurs. Renvoyé de l’armée, Jack épouse Vivienne, avec qui il forme un couple hétéroclite. Représentant de commerce et beau parleur, il vend des aspirateurs grâce à une escroquerie religieuse, profitant de la naïveté et de la crédulité des habitants de Lone Star Springs. En père attentionné, il assure l’éducation sexuelle de son fils : le sexe représente l’évasion de l’ordinaire vers l’extraordinaire. Il meurt le matin de son trente-troisième anniversaire. Vivienne, quant à elle, désillusionnée, entame une vie d’adulte sans surveillance : elle part avec Peggy en France, et en raison de la tentative de suicide de celle-ci (dont le séjour à Sainte-Anne se prolonge), y demeure durant presque un an. Peggy réussit finalement à mettre fin à son existence tumultueuse. À l’instar des baleines qui se baignent nues, Vivienne est à la dérive, prisonnière du ressac de la vie.
Dans la deuxième partie, on continue à suivre les tribulations d’Henry et de Vivienne. Cette dernière lutte contre sa détresse morale en faisant l’acquisition d’Arthur, un chien qui lui sert de « planche de salut ». Dieu commence à s’insinuer dans la conscience de Vivienne : elle décide de démissionner de l’hôpital et s’attelle à partager ses croyances et ses expériences avec le monde. Elle décède cependant prématurément d’une crise cardiaque : Henry perd ainsi la seule figure maternelle qu’il ait jamais connue. Croyant enfin trouver le bonheur dans l’amour, il épouse Hope, rencontrée lors de l’enterrement de Vivienne. Leur couple étant chaotique, Hope avorte et finit par quitter Henry, ce qui le plonge dans un profond désarroi. Comme il n’a pas le courage de s’ouvrir les veines, il s’adonne au suicide alimentaire en se goinfrant frénétiquement. Il partage son amour de la bonne chère avec Audrey, ce qui ne l’empêche pas d’être hanté par ses souvenirs. En mal de paternité, il encouragerait le fils qu’il n’a jamais eu à profiter de la vie et de l’enseignement de son propre père : « Le sexe, c’est fabuleux ! »
Pour un premier roman, le pari d’Éric Gethers est plutôt réussi : Les baleines se baignent nues est un roman à tiroirs, où se croisent et se « décroisent » une myriade de personnages hauts en couleur. Bien que l’on ressente parfois chez l’auteur l’envie impérieuse de bien faire – ce qui donne l’impression qu’il force le trait et se perd inutilement dans le détail –, le style est enlevé et l’écriture fluide. On adhère à l’invraisemblable, on se laisse volontiers embarquer dans ce roman rocambolesque en refusant l’esprit de sérieux et en acceptant de flirter avec tous ces paumés, ces êtres à la dérive qui apparaissent comme de tendres caricatures des errements de l’homme moderne. La grande leçon de ce roman ne serait-elle pas en définitive que « le bonheur, c’est pas grand-chose, juste du chagrin qui se repose » ?
Franck Colotte est enseignant-chercheur à l'université du Luxembourg et journaliste culturel.
Franck Colotte
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