L’auteur commence par s’attacher à la théorie de l’identité, qui définit les identités comme des « significations » que les individus se donnent en fonction des appartenances catégorielles (identités sociales), des rôles (identités de rôle) ou de leurs « entités biologiques » (identités personnelles). Cette théorie de l’identité introduit des perspectives utiles concernant les conditions dans lesquelles des identités multiples sont activées, Rebillard se concentrant sur les identités fondées sur des appartenances catégorielles comme l’ethnicité, la religion et la profession.
Durant la période de deux siècles et demi que couvre son étude, les catégories « chrétien », « juif » et « païen » correspondent à deux types d’organisation : « latérale » et « hiérarchique ». Dans l’organisation « hiérarchique » (si l’on accorde la prééminence à l’appartenance religieuse), c’est la totalité du comportement d’un individu qui doit être interprétée en fonction de son appartenance religieuse. Dans l’organisation que l’auteur qualifie de « latérale », c’est la « sélection situationnelle » qui est fondamentale, ce qui a pour conséquence que différents ensembles d’appartenances catégorielles peuvent être activés en fonction du contexte de l’interaction.
Une des difficultés de cette recherche est que les sources documentaires se composent principalement de textes écrits par des membres du clergé (Tertullien à la fin du IIe siècle, et Cyprien au milieu du IIIe siècle), ce qui ne constitue cependant pas une limitation importante dans la mesure où l’auteur s’emploie à décortiquer les processus communicationnels employés par le clergé pour construire un auditoire. L’ouvrage se divise en trois chapitres, dont chacun constitue un pilier de sa démonstration.
Le premier chapitre (« Carthage à la fin du IIe siècle ») se concentre sur Tertullien et sur les témoignages concernant Carthage au tournant du IIe et du IIIe siècle. Grâce à l’analyse de deux œuvres, l’Apologeticum et le De idolatria, l’auteur met en évidence le fait que la représentation de Tertullien diffère selon que le texte est destiné à un public païen ou à des chrétiens. Dans l’Apologeticum, les chrétiens sont présentés comme se trouvant dans tous les groupes sociaux et ne se singularisant que par leur « allégeance religieuse » au Dieu chrétien. Au contraire, dans le traité De idolatria, toute interaction sociale est décrite comme une source possible de souillure pour les chrétiens. Les prescriptions de Tertullien révèlent que la « christianité » n’avait d’importance que par intermittence dans la vie quotidienne des chrétiens. Un des points forts de la démonstration d’Éric Rebillard consiste à affirmer que chrétiens et non-chrétiens ne considéraient pas nécessairement que leur « allégeance religieuse » constituât une identité plus importante que les autres : « La christianité n’était que l’une des nombreuses affiliations qui importaient dans la vie de tous les jours, et nous ne devrions pas conclure que le degré de groupalité associé à la catégorie “chrétien” était aussi élevé, stable et cohérent que ce que Tertullien dit qu’il devait être. »
Le deuxième chapitre, intitulé « La persécution et les limites de l’allégeance religieuse », est une tentative d’évaluer le degré de « groupalité » associé à la catégorie des « chrétiens ». L’auteur examine le modus operandi qui a conduit la christianité de l’échelle de l’individu à celle de fondement constitutif d’un groupe. Comment les chrétiens réagissaient-ils quand ils étaient visés en tant que groupe par des non-chrétiens ? L’auteur passe en revue certains épisodes majeurs des persécutions survenues en Afrique du Nord, de la fin du IIe siècle jusqu’au début du IVe. Certaines des Lettres de Cyprien constituent un témoignage important de l’hostilité du peuple et des attaques contre les chrétiens de Carthage.
Certains antagonismes n’apparurent au demeurant qu’à la suite de la promulgation de l’édit de Carthage : en 249, quand Dèce devient empereur, il promulgue un programme de restauration politique et religieuse pour faire l’unité de tous les habitants de l’empire autour de l’empereur et des dieux de Rome. L’empire affronte en effet des difficultés importantes : menaces croissantes sur les frontières, crise de la légitimité impériale. Brève et violente est la persécution de Dèce (250), qui se situe au IIIe siècle dans l’Empire romain, à l’encontre des nouvelles religions, en particulier, du christianisme. L’auteur note que les chrétiens n’opposaient que rarement une réponse commune à leurs persécuteurs et qu’un nombre important d’entre eux choisissaient de suspendre, au moins temporairement, leur appartenance chrétienne. Ainsi les chrétiens, considérant le sacrifice comme une condition de leur appartenance à la communauté impériale, consentirent-ils à la demande de sacrifice aux dieux afin de rétablir l’ordre et la sécurité.
Le dernier chapitre de cette méticuleuse étude (« Être chrétien à l’époque d’Augustin ») procède à une analyse du christianisme au quotidien, à l’époque théodosienne, sous-tendue par les lettres et les sermons d’Augustin. Les sermons étaient, pour la plupart, improvisés et, bien que de nombreux éléments témoignent de leur spontanéité, nombre d’entre eux gardent la trace du processus réel de communication entre le prédicateur et son auditoire, qui rappelle l’échange de lettres. Comme le souligne Leslie Dossey, spécialiste de l’histoire culturelle et sociale de l’Antiquité tardive, « durant la plus grande partie de l’année, l’auditoire d’Augustin était composé d’urbani appartenant à la classe possédante, avec un mélange d’étrangers plus humbles dans certaines occasions particulières ». Quand Augustin considère la façon dont les chrétiens pourraient agir conformément à leur foi, il se réfère fréquemment à leurs affiliations à des groupes dont les principes constitutifs ne sont pas, ou pas principalement, ceux du christianisme. Il pousse ce raisonnement si loin qu’il élève au rang de martyrs les chrétiens qui adhèrent à leur identité chrétienne au point d’en faire leur unique principe d’action.
Contrairement à ce que pense Augustin, l’auteur montre que les tensions entre les chrétiens et leurs évêques étaient dues à ce que la plupart des chrétiens pratiquaient une « sélection situationnelle » des identités, ce qui signifie qu’ils ne donnaient pas la prééminence à leur christianité à tout moment. Augustin lui-même laisse voir sans ambiguïté qu’il sait que certaines mobilisations n’étaient qu’intermittentes, et que la plupart des chrétiens désactivaient cette christianité une fois à l’extérieur de l’Église, laquelle n’était qu’une identité parmi toutes celles disponibles.
Franck Colotte
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