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Les paradoxes de l’amour

Article publié dans le n°1137 (22 oct. 2015) de Quinzaines

Dans son dernier essai, Monique Canto-Sperber interroge les limites morales de l’amour romantique pour mieux comprendre le sentiment amoureux contemporain. Elle montre que, trahison ou fidélité, les jeux de l’amour ressemblent à des sables mouvants où fourmillent obstacles et autres normes implicites. Quel lien éthique entre deux individus qui s’aiment ? Que vaut la sincérité d’un engagement fondé sur des sentiments changeants par nature ? Telles sont les questions qu’elle aborde dans un ouvrage qui s’appuie sur de nombreux auteurs de la philosophie et de la littérature, de l’Antiquité à nos jours.  
Monique Canto-Sperber
SANS FOI NI LOI
(Plon)
Dans son dernier essai, Monique Canto-Sperber interroge les limites morales de l’amour romantique pour mieux comprendre le sentiment amoureux contemporain. Elle montre que, trahison ou fidélité, les jeux de l’amour ressemblent à des sables mouvants où fourmillent obstacles et autres normes implicites. Quel lien éthique entre deux individus qui s’aiment ? Que vaut la sincérité d’un engagement fondé sur des sentiments changeants par nature ? Telles sont les questions qu’elle aborde dans un ouvrage qui s’appuie sur de nombreux auteurs de la philosophie et de la littérature, de l’Antiquité à nos jours.  

Voici la question centrale de ce livre : « Que doit-on à un être humain auquel on est lié ? » Elle constitue un véritable défi dans la mesure où, dans un lien humain, on ne signe pas de contrat ; il n’y a pas de modèle préétabli, et, pourtant, au nom de ce lien, on peut sacrifier son bien-être et beaucoup d’autres choses auxquelles on tient. D’où l’hypothèse qu’avance Monique CantoSperber : Il existe des normes implicites, en amour et en amitié, qui peuvent contraindre les choix des individus et justifier leurs réactions. Dans l’histoire de l’amour et des liens humains, l’auteure relève le rôle décisif de Jean-Jacques Rousseau, qui fait de l’amour le principe pouvant déterminer l’orientation d’une vie. Pour Monique Canto-Sperber, l’amour est un sentiment culturellement construit ; elle va s’employer à le déconstruire en s’appuyant sur le fait que, depuis une cinquantaine d’années, nous vivons une mutation radicale des mœurs, avec en particulier une libération de la femme, de la sexualité et des codes sociaux. Nous sommes entrés dans une nouvelle configuration amoureuse, « l’amour contemporain » (qui s’oppose à l’amour romantique). Ses caractéristiques ? Il est sexuellement plus explicite, polymorphe, et se nourrit de moins de mythes et de mystères.

Quelles sont les causes des mutations importantes que relève l’auteure ? En premier lieu, l’égalité homme/femme, ainsi que l’égalité des ambitions de vie. Or, l’amour contemporain souffre d’une difficulté majeure : la volonté d’autonomie, peu compatible avec les liens à l’égard d’autrui, souvent synonymes de dépendance. L’ouvrage n’est cependant pas entièrement placé sous le signe de la déconstruction dans la mesure où tous les liens humains qu’il analyse constituent en définitive une recherche de connaissance de soi-même. L’amour est souvent « un ébranlement de la personnalité » permettant une réorientation de la vie capable d’éclairer la part d’ombre de chacun d’entre nous. Dans une perspective platonicienne, l’amour pourrait même conduire à la connaissance des réalités véritables, tout en constituant aussi l’épreuve douloureuse de ses propres limites, d’où son lien très ancien avec la mort.

En cinq chapitres, Monique Canto s’attache à mettre au jour certains paradoxes qui soustendent les liens humains, à commencer par la trahison en amour. Celle-ci, dans notre culture occidentale, émancipée et autonome, est l’un des sujets relatifs à l’amour pour lesquels « le fossé est le plus large entre les valeurs déclarées et les faits ». Se nourrissant des théories de Bertrand Russell, l’auteure opte pour un point de vue, non pas moralisateur, mais « normatif » : elle part de l’hypothèse qu’il existe des normes implicites au sein des liens humains. Partant de cas puisés dans la littérature, « à des époques où l’amour ne connaissait pas la liberté dont il bénéficie de nos jours », elle s’interroge sur le paradoxe que représente aujourd’hui un adultère inspiré par un amour réel pour un tiers et qui ne conduit pas à la rupture du lien conjugal. L’auteure en arrive à la conclusion que la situation contemporaine de l’adultère est en partie liée à ce qu’est devenu l’amour conjugal : le fruit d’une culture litté- raire et cinématographique dominée par des représentations idéalisées de l’amour, surtout sous la forme de l’amour passion. Or, il est difficile pour un amour qui se concrétise dans un lien stable (une vie commune et familiale) de rester à la hauteur de cet amour passion : « nos idéaux amoureux […] se présentent souvent comme défis » que nous ne cherchons pas à relever, « par angoisse de l’incertain, par peur de l’abandon, par goût du confort ou par désir inconscient de gagner sur tous les tableaux ».

Dans le deuxième chapitre, « L’amour, ses raisons et ses normes », Monique Canto-Sperber étudie les caractéristiques du sentiment amoureux. Il est difficile de s’accorder sur une définition de l’amour, mais il est possible de reconnaître, là encore, les paradoxes que l’amour porte en lui. S’appuyant sur des théories telles que la « cristallisation » de Stendhal ou le mythe ancien des « philtres d’amour », l’auteure se demande si l’amour est « causé » par les qualités de l’objet aimé ou bien si ces qualités sont essentiellement celles que l’amant attribue à l’être aimé sous l’effet du sentiment qu’il éprouve pour lui. Le quatrième chapitre (« Les raisons de l’amour chez les philosophes ») sera le lieu d’une succession de récits et d’analyses philosophiques : les philosophes ont tenté de définir la nature de l’amour, ses propriétés, jusqu’à en faire, pour Platon, Schopenhauer, Sartre et sans doute Freud, la racine d’une métaphysique. Bien que considéré comme une énigme, l’amour est l’illustration même des passions irrationnelles – même s’il recèle une puissante activité rationnelle.

Le troisième chapitre reprend les définitions anciennes de la philia et de l’agapè pour dégager l’enjeu que recouvre la sexualité, dimension qui distingue le plus communément l’amour et l’amitié. Ce sont deux formes de lien à autrui ayant des propriétés communes : ils sont orientés vers une individualité singulière et définie, « tous deux prennent la forme d’un désir de proximité ou d’union » et visent le bien de la personne à laquelle ils se rapportent. Ce qui distingue surtout l’amour de l’amitié, c’est le rôle qu’y joue le corps. L’amitié est per- çue comme plus rationnelle et plus exigeante que l’amour car, si ce dernier semble parfois être sans raisons, l’amitié est un sentiment qui s’explique et se justifie, le plus souvent par les qualités qu’on reconnaît à l’ami. Le lien amical implique des devoirs particuliers, porte sur des engagements de loyauté et de sincérité. La forme idéalisée et normative du lien humain que constitue l’amitié – cette « forme amicale de l’amour », selon l’expression de l’auteure – correspond-elle à la tentation occidentale de rechercher autre chose que l’amour comme idéal de la relation entre deux êtres ?

Le cinquième et dernier chapitre, « Le sexe, la séduction et le cours de la vie », pose la question de la durée de l’amour dans l’existence d’une femme, qui persiste au-delà des raisons qui le fondent ou au contraire disparaît même quand celles-ci perdurent. Dans l’interprétation complexe qu’elles donnent de leur identité féminine, les femmes disposent aujourd’hui d’une très grande liberté. Pour autant, l’exercice de cette liberté ne va pas sans contraintes, parce que la mise en scène du féminin a largement contribué à inspirer la multiplicité des images de « la » femme. Certains films mythiques, comme La Dame de Shanghai ou Le facteur sonne toujours deux fois, nous proposent une véritable dramaturgie de la séduction, en des scènes où la femme apparaît surtout comme l’incarnation du mythe féminin – le plus souvent une femme « fatale », que l’homme rencontre comme un destin. La séduction doit être préservée car « elle nous aide, au cœur de notre culture moderne, à trouver la femme et sans doute à garder un lien réel entre les sexes ».

Franck Colotte

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