«Tu n’as rien compris à cette histoire si tu ne mesures pas ce qu’il m’en a coûté pour l’arracher au silence. » C’est par cette phrase que s’achève le quatre-vingt-quinzième chapitre du roman composite de Dominique Fernandez, un entrelacs de données historiques et artistiques, d’amours contrariées et de révolutions intimes plongeant deux garçons idéalistes, Romano et Igor, dans le tourbillon de l’Italie mussolinienne des années 1930 et de la Russie communiste. De Rome à Moscou, de Nicolas Poussin à la Guépéou, l’auteur – inventeur de la « psychobiographie » – entraîne son lecteur dans une odyssée où l’on navigue en eaux troubles, où l’on espionne, où l’on manipule. Ce récit gigantesque (près de six cents pages) conjugue les caractéristiques psychologisantes du roman d’amour et le sens du mouvement propre au roman d’espionnage. Et le monde de l’art et de l’émotion esthétique y côtoie celui du secret.
Le narrateur, un Français qui « hait son pays d’origine », considérant que son véritable baptême « a été un tableau de Nicolas Poussin, découvert au Louvre » (Écho et Narcisse, dit aussi La Mort de Narcisse, représentant la mort d’un jeune homme, sous l’apparence du repos), âgé de dix-sept ans en 1928, décide de faire un séjour à Rome, à l’Istituto d’Arte afin de poursuivre ses études et d’assouvir sa passion pour l’art. Rome regorge de richesses, dont un tableau de son peintre favori, Nicolas Poussin : Le Martyre de saint Érasme, avec cette mention : « Nicolaus Pusin fecit ». Dans l’idée d’incarner à la fois le « Romain des grands siècles » et « l’habitant de la Rome d’aujourd’hui », il décide de changer de prénom pour s’appeler « Romain ». Élevé par sa seule mère en compagnie de son frère cadet, il est devenu un jeune homme soucieux de faire bonne impression. De caractère plutôt réservé, il souffre du sentiment d’être depuis toujours en dehors des normes, devant cacher sa véritable nature, à savoir sa préférence pour les hommes.
Romain découvre à Rome une jeunesse divisée en deux blocs : les fascistes, voués à la gloire de Benito Mussolini et de son idéologie – comme par exemple sa théorie du superuomo –, et les antifascistes, inspirés par le nouveau modèle communiste. Les premiers prônent le culte de la vitesse et du corps athlétique ; les autres vivent dans l’ombre d’une chasse aux sorcières de tous les instants. Le narrateur est également rongé par la crainte que l’on devine sa véritable orientation sexuelle. L’Italie de Mussolini considère l’homosexualité comme une déviance et une façon de déshonorer le Parti. C’est pourquoi Romain – ou Romano comme il sera plus tard surnommé par ses camarades – va prendre les devants et courtiser une Italienne, Giulia Falconieri, jeune aristocrate, tandis que Wanda, jeune femme polonaise au « visage mobile débordant d’une joie expansive et sensuelle », le courtise à son tour. Dans ce triangle amoureux, chacun ment et se travestit, le travestissement des sentiments répondant au camouflage des identités.
Sur fond d’histoire romaine et d’histoire de l’art (nombre de tableaux sont décrits et analysés au détour de pages savoureuses d’érudition), et de réflexion sur l’art, le narrateur fait la rencontre d’Igor Sermalov, un jeune Russe de vingt ans, émigré après la révolution bolchevique, qui étudie la peinture et révèle à Romain sa véritable nature. Après de longs préliminaires débute une idylle amoureuse entre ces deux jeunes gens qu’unissent la passion de l’art et une forme d’idéalisme politique. Cette histoire d’amour se transforme en roman d’espionnage : Igor enquête sur le pouvoir fasciste pour le compte des services soviétiques. Quand il dévoile sa véritable activité à Romano, qu’il aime sincèrement, il demande à ce dernier d’aller dérober dans la villa du ministre dont Wanda est la maîtresse les plans d’un avion révolutionnaire.
Rêvant d’une homosexualité libre, Igor et Romain émigrent en Russie. Mais leurs espoirs communistes cèdent sous le poids de la réalité qu’ils y rencontrent : la dictature stalinienne. Romain et Igor prennent douloureusement conscience des illusions dont ils se sont bercés quand un de leurs écrivains préférés, Maxime Gorki, se prononce pour la criminalisation de l’homosexualité. Romain découvre, en outre, le réalisme pictural ; quelle utilité, dès lors, peuvent avoir les références antiques des tableaux de Poussin ? Igor, quant à lui, paiera cher les trois mots qui résonneront longtemps dans la mémoire du narrateur : « Je suis russe ».
Les relations de l’art et du peuple, la description de la vie estudiantine sous la Rome mussolinienne, les querelles idéologiques qui s’y font jour, l’emprise du fascisme sur les mœurs, la quête d’un eldorado communiste, le parallèle établi entre deux régimes politiques en apparence opposés, tout cela donne à ce roman une grande profondeur.
Franck Colotte
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