Cinq ans après la mort de Cremonini, tu entendrais sa voix ironique, ses remarques précises quand il commentait ses tableaux avec discrétion. Leonardo parle : « Ma perception fondamentale du sensible, celle qui structure mon regard, tourne autour de cette opposition entre le dur et le tendre, entre l’eau et la pierre. » Au départ, il rencontre la toile blanche et se méfie : « Le premier défi auquel répond ma peinture, c’est le refus radical de l’abstraction de la toile blanche. J’éprouve pour la toile blanche la même méfiance que pour le projet. »
Leonardo Cremonini ne supportait pas que l’on observe ses gestes devant la toile et qu’on entre dans l’atelier caché (en quelque sorte interdit). Parfois, enfant, Pietro, son fils unique, avait droit d’y venir à condition de s’installer sur une table, un crayon à la main, et d’être sage et silencieux. Quand Leonardo commençait lentement ses œuvres, la révélation tardait et il était terriblement angoissé devant ce qu’il appelait un « chaos ». Il travaillait simultanément sur de nombreuses œuvres inachevées. À chaque moment, il ignorait ce qu’il allait découvrir ; c’était à la fois sa liberté, son exigence et son inquiétude. Dans sa singulière technique picturale, il veut jouer avec le hasard, la chance, la recherche de l’imprévisible.
Assez souvent, Leonardo se sent proche des surréalistes, qui ont été fascinés par le « hasard objectif » ; André Breton écrit : « Le hasard serait la forme de manifestation de la nécessité extérieure qui se fraie un chemin dans l’inconscient humain. » Leonardo Cremonini a aimé « l’insolence ensoleillée » des surréalistes ; ils résistaient au pouvoir et aux conformismes, ils étaient des rebelles et des marginaux. Pour eux (dit Leonardo), il y avait, à la base de tout l’irrationnel, le goût du vertige. Leur vie était tiraillée par la joie et l’angoisse.
En 1998, à l’occasion d’une grande exposition de ses œuvres, Cremonini dialogue avec Régis Debray. Selon Debray, Leonardo se préoccupe à la fois de la pratique picturale et de la réflexion. Il est mécontent de son époque sans être aigri. Debray l’a considéré comme un « mécontemporain ». En 1985, le ministre Jack Lang lui propose de diriger un atelier à l’École supérieure des Beaux-Arts ; il accepte. Sa passion exigeante de la peinture s’est manifestée pendant dix ans pour des étudiants enthousiastes.
« Mécontemporain », Leonardo se méfie des avant-gardes et des modes : « Je ne crois pas que la notion d’avant-garde concerne la créativité artistique. La notion d’avant-garde a été trop déterminante, avec les avancées technologiques, avec un optimisme naïf. » Il ne se sent ni futuriste, ni passéiste : « Étrangement, entre la nostalgie du passé et l’optimisme du futur, notre époque manque du présent. » Le minimalisme, qui se situe loin de la corporéité, lui déplaît. Il ne s’intéresse pas au conceptuel, aux installations, aux performances. Il se moque d’Andy Warhol ; les carrelages blancs de Jean-Pierre Raynaud constitueraient la banalité glorieuse. Il est hostile aux « duchampiens ». Mais il a rencontré Duchamp : « J’étais ému de voir à quel point, malgré le fait qu’il ne peignait plus, son regard sur la peinture était profondément amoureux. » Leonardo et Francis Bacon étaient amis.
Cremonini lutte contre l’officiel et le pouvoir ; il choisit le désir des marginaux. Il préfère l’aventure aux inventaires, l’invention aux platitudes, les différences à l’insignifiant. « C’est l’imprévisible qui fait la passion du regard. […] Notre siècle, en inventant la vitesse, a fabriqué aussi son tombeau précoce. Nous sommes dans la faillite rapide des idéologies. Contre le pouvoir étatique, le désir paraît encore “un beau risque à courir” ». Sur la machine, il s’interroge : « Je ne suis pas du tout contre la machine. Je voudrais faire tout le possible pour que la machine soit absorbée dans ce rapport entre la main et le cerveau. »
Lorsqu’il peint sur une toile blanche, il propose d’abord un étalement fluide de la matière : « La fluidité de la matière est pour moi très proche de la volupté. » Tu perçois des coulées, des coulures, des flux, des flots, des éclaboussures, des giclées, des glissements. Sur une toile tendue, les indices de l’humidité se maintiennent, persistent. La toile séchée conserve les actions et les passions des fluides. La surface a été imbibée, imprégnée. Pour Leonardo, les jouissances sont liées à l’amour du pictural et à la représentation des corps sensuels. Leonardo murmure : « Dans le désir, il y a toujours de l’eau quelque part. » Il contrôle les coulures et les couleurs sans trop les maîtriser, sans non plus les abandonner à elles-mêmes. Il leur offre le maximum de chances. « Coulureur », il joue à des jeux sérieux et joyeux, notamment au jeu de l’humide et du sec. Il gère les liquides. Il est l’arbitre des pluies, le gouverneur des rosées, le prince des ondes, des vagues, de la buée, des vapeurs, des embruns. L’air est parfois plus dense que l’eau.
La mer insondable envoûte le peintre. Souvent, il peint les plages des vacances, les îles, les nageurs. Un tableau s’intitule Humeurs maritimes. Les houles, le ressac, modifient les plages, les rocs, les parapets. Flux et jusants : c’est le pouls des courants divers. Selon Jules Michelet (La Mer, 1861), l’eau des océans est légèrement blanchâtre, un peu visqueuse. Cremonini lisait les Carnets de Léonard de Vinci : « la salure de la mer est la sueur de la terre ».
Gilbert Lascault
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