Ce non est ancré dans la mémoire affective de l’auteur, il a forgé son rapport aux mots et à la vie. La première des sept sections du livre, « Le livre la table la lampe », raconte la mort du père, René Issaurat, « commandant René » pour les FFI de Provence, compagnon de René Char, et la découverte par sa fille de seize ans d’une sacoche contenant divers documents sur sa guerre, dont des fiches sur les cent cinquante hommes qu’il commandait…
La « langue » brandie, celle du combat, « tient ferme le poème en bouche dans la langue du bouc qui broute le chardon dur ». Le pays donne, « dans les gorges du Cians ou du Verdon », de quoi s’endurcir pour lutter. Poème rude : « à la vivisection de vivre », avec des « choses simples – le feu, les vignes, l’amandier, l’olivier, les bêtes de terriers et de nids, l’audace, l’amour, le risque ». Le texte est un tout percé de cris, « ajusté à la peau. À son vif et à sa dépouille ».
En situation de survie, on se bat avec la langue :
« il y a de l’inquiet dans le poème
du non quiet qui enfin s’inquiète
de ce qui se dit »
On change le préfixe, on avance un suffixe, on secoue la base (« pillé pillant… pelletant »), on dérive vers un autre radical proche. Le sens activé explose et dit « non », refuse de plier.
Ce sont toutes les abominations commises par notre « espèce » qui retentissent dans « Célébration de l’espèce ». Claude Ber inventorie les dérapages :
« Tout rentre tout fait ventre dans le carnage de mon espèce par mon espèce. »
La révolte passe par la lutte contre la « langue communicante des puissants », contre les mots qui séparent, trient : SDF, immigrés… Lutter contre l’usure des mots et les habitudes, comme le font la grandmère libertaire, avec son français mêlé de « patois », le dialecte occitan, et René Char dans Fureur et mystère, lu par la jeune fille auprès de son père. Lui qui écrivait : « Face à tout, À TOUT CELA, un colt, promesse de soleil levant ! »
Dans « Je ne sais l’Algérie que d’oreille », Claude Ber montre la suite de cet esprit de résistance familial dans le refus de la guerre d’Algérie. Mais, depuis l’indépendance, les combats continuent des deux côtés de la Méditerranée : « Là et là et là encore là non. La domination non. L’humiliation non. La misère non. Les femmes lapidées non. La mondialisation marchande non. Les nationalismes non. Les fanatismes religieux non. Les utopies meurtrières non. Les realpolitiks non. / Je ne sais dire que non. Sans arrêt non. Avec si peu de oui à glisser dans l’interstice... »
Sans manichéisme, la poète le sait et l’affirme : « L’homme est un homme pour l’homme. »
Cette interrogation sur l’espèce humaine se poursuit en une songerie à partir du De rerum natura de Lucrèce relu avec Hubert Reeves :
« Le cosmos s’est brisé. À la danse des quarks,
neutrons et neutrinos, rien ne rassemble plus
les fictions du multiple et notre multivers.
Science et mythe disjoints, en quels mots célébrer
les novas, les trous noirs, les quantas et les cordes
comme chantait Lucrèce atome et clinamen ? »
Le poète latin chantait la fin des êtres ; il s’agit maintenant de dire celle de notre planète et de notre espèce irresponsable. « Nous tous tant que nous sommes », nous sommes un tout qui fait parfois « honte ». Et nous avons souvent le sentiment qu’il est « trop tard trop tôt ».
Le « je » qui « marche », dans la dernière partie, c’est nous : « je marche avec, contre, à la suite ou à rebours des autres et de moi-même, dans l’alerte de l’amour et le difficile du temps ». René Char affirmait : « Je n’écrirai pas de poème d’acquiescement. » Et aussi : « L’acquiescement éclaire le visage. Le refus lui donne la beauté. » Ce livre fraternel et généreux marche « vers le disparu d’une aube », « dans l’humilité du pas à sa mesure humaine ».
Isabelle Lévesque
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