Une force de propulsion nouvelle anime les poèmes de Pierre Dhainaut dans son dernier livre ; il semblerait qu’elle émane de la répétition. Des sons, redits, en déplaçant légèrement le souffle ou en inversant deux phonèmes, en livrent la coda, illustrée par le palindrome du titre, Ici. L’adverbe court et décisif définit le cadre. Ce déictique nous situe précisément à l’endroit où parle le poète, ce qui peut nous mener vers « [u]n lieu loin, ici1 », selon Antoine Emaz, ou « [a]illeurs ici partout2 », comme l’écrit Paul Éluard. « Ici » se déplace avec son sujet et permet de s’inscrire contre le « là » du rêve utopique, celui de « L’Invitation au voyage » : « Là, tout n’est qu’ordre et beauté, / Luxe, calme et volupté. »
Cet ici prend également valeur temporelle : voici où nous en sommes. Le poète, livré à l’impuissance que ressent le malade, soumis aux déplacements dont il n’est pas maître dans les couloirs de l’hôpital, fait de sa dépossession un chant, « mais lui durera plus que toi ». Il n’attend pas de secours, il livre au poème le témoignage ardent d’une traversée et accorde foi, dernière fois peut-être, aux espaces libres des vers que son expérience d’impuissance lègue.
Le livre est organisé en quatre parties de formes différentes. D’une section à l’autre, plus qu’un parcours, nous découvrons un regard différent porté sur un même ici autour duquel nous tournons. La deuxième partie, « Prises d’air », commence et finit par le même quatrain et semble donc se refermer sur elle-même comme le fait le mot ici, en une forme circulaire.
Donner encore
quand on a tout donné,
confiance au temps,
confiance.
L’évocation labyrinthique des couloirs de l’hôpital que nous lisions dans Une porte après l’autre après l’autre3, se retrouve dans Ici. Quand on sent « [l]oin, trop loin, l’autre monde », celui où l’on voudrait être, « [o]n en arrive à ne plus avancer », le renoncement guette. Une certitude est affirmée devant ces portes sensibles : « Si tu as la clef, tu n’ouvriras rien. »
Le paradoxe est l’une des issues que les mots révèlent lorsque s’échangent leurs propriétés sémantiques, comme l’oxymore qui juxtapose pour opposer ou confondre ce qui s’exclut.
Pierre Dhainaut a souvent célébré la patience de l’écoute et la plénitude de l’unité et de l’instant ; dans ce livre il souligne les « urgences », elles ne sont pas que d’ordre médical. Il loue l’enfance, si souvent impatiente et bruyante, et cette « phrase ébauchée par un enfant » qui « ne prend pas le temps de la finir », semblable au poète toujours prêt à recevoir l’illumination du poème.
[…] en compagnie des mots
tu n’as qu’une envie, relier, réconcilier,
tout est cependant à refaire,
ils te l’indiquent, et ils t’épanouissent.
Dans l’une des notes en prose de la dernière partie, « À portée de poèmes », l’auteur affirme : « Quand à la phrase nous mettons un point, nous sommes encore loin de son milieu. » Or, dans les longs poèmes d’Ici, comme dans ses livres précédents, il lui préfère l’usage de la virgule qui retarde l’arrivée du point. Jacques Drillon évoquait la « grandeur de la virgule » : « De tous les signes de ponctuation, la virgule est le plus intéressant (à l’usage comme à l’analyse), le plus subtil, le plus varié. Son usage obéit à des règles absolues ; à des règles moins absolues ; à des règles pas absolues du tout.4 » Dans les poèmes de Pierre Dhainaut, le point, souvent final, tombe à regret. Le flux de voix se déroule et se déploie, la virgule souple se conjugue à la métrique pour guider l’écoute du lecteur.
Pour que s’ouvre une perspective, le pronom « je » si peu familier à Pierre Dhainaut peut se multiplier, connaître la métamorphose par le pluriel. C’est l’un des enjeux de ce livre : le poème devient ainsi vecteur ou témoin d’une dimension fraternelle, une modalité inclusive qui le relie fortement au lecteur. Cette alliance permet de supposer une perpétuation : le pronom est la réponse indéfectible à la disparition, une solution comme une condition d’existence pleine, présente et future. C’est dans un ici délié que se construit le « nous ».
Dans son « Coup de dés », Mallarmé gravait en capitales à travers les deux dernières doubles-pages cette phrase fragmentée : « Rien / n’aura eu lieu / que le lieu / excepté / peut-être / une constellation. » Dans Ici, le lieu s’est affirmé, celui des questions, des angoisses, des « prises d’air » pour l’oxygène, mais aussi celui du souffle du poème et de sa constellation de mots reliés. Leur suite s’inscrit dans les silences des fins de vers, le flux se suspend pour des enjambements. Comme l’écrit Georges Didi-Huberman, ils forment « une structure agitée par le vent des intensités, des flux, des singularités » qui « fait œuvre de temps en donnant corps à la réminiscence5 ».
[L]a mort ne peut les rendre inertes, ces mots
qui fertilisent, que tu as remerciés
sans rien vouloir d’eux, ils se souviennent
de toi, de nous, en ne nommant personne.
Celui qui traverse ce livre rejoint cette communauté, le lieu et le groupe constitué avec le poème. À cet égard, la Ville de Lille et les éditions Invenit publient un album, En regard, à l’écoute, qui accompagne l’exposition d’une partie des livres d’artiste6 qui appartiennent au fonds Pierre Dhainaut de la bibliothèque municipale de Lille. Ce fonds comprend un très grand nombre de volumes, ainsi que des manuscrits, des correspondances (notamment celles avec Jean Malrieu ou Octavio Paz) et environ 300 livres d’artiste.
Nombreux sont les artistes à avoir accompagné les poèmes de Pierre Dhainaut, de Toyen pour le premier à Fabrice Rebeyrolle et Caroline François-Rubino ces dernières années, en passant par Marc Pessin, Jacques Clauzel, Youl et bien d’autres. Marie Alloy raconte dans ce volume sa collaboration avec le poète et présente les différentes étapes de son travail de graveuse.
Sabine Dewulf a précisément tracé la chronologie de ces rencontres et nous permet de saisir dans cette approche une partie du long trajet de Pierre Dhainaut. Nul autre lieu pour lui que le poème, cet ici qu’il rapproche dans cette rétrospective d’univers très différents. Les formats et les matériaux changent, d’une simple feuille pliée au volume précieux de bibliophilie : la perspective demeure, la poésie « respire au large à l’intérieur [des] ״beaux livres״ ».
1 Antoine Emaz, Personne (Unes, 2020).
2 Paul Éluard, Poésie ininterrompue II (1953 – Gallimard, 1968).
3 Pierre Dhainaut, Une porte après l’autre après l’autre (Faï fioc, 2020).
4 Jacques Drillon, Traité de la ponctuation française (Gallimard, 1991).
5 Georges Didi-Huberman, Gestes d’air et de pierre (Minuit, 2005).
6 En regard, à l’écoute – La poésie de Pierre Dhainaut à travers les livres d’artiste – Exposition du 20 mars au 27 juin 2021 à la Médiathèque Jean Lévy (Lille centre) et du 19 mai au 27 juin au Centre d’Arts Plastiques et Visuels (Wazemmes).
[Extrait]
Ils n’ont pas de pays, ils n’en cherchent pas,
ils sont de passage, c’est tout, mais ils se plaisent
à la façon des oyats dans les dunes,
un éclat fluide, des souffles solidaires,
dans l’œuvre où ils seront pleinement
reconnus, insaisissables : les mots ne désirent
que notre ignorance, l’esprit de bienveillance
de toute une vie insoucieuse
de sa longueur comme de ses frontières
nous précède, nous survit.
Pierre Dhainaut, Ici, Arfuyen, 2021
Isabelle Lévesque
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