Thomas Wolfe (1900-1938) était grand par la taille et par son œuvre ; quelque chose en lui brûlait, le brûlait, avant qu’il ne s’éteigne, trop jeune, à l’âge de 38 ans. Les mots qu’il écrivait étaient du feu qui coulait comme l’eau d’un fleuve, intarissable. Avec lui, l’expression « roman-fleuve » n’a jamais été aussi réelle. Déjà, les éditions de l’Âge d’homme de Vladimir Dimitrijević avaient entrepris, en 1984, la réédition des quatre gros romans de Wolfe : L’Ange exilé, une traduction possible de Look Homeward, Angel (1929), Le Temps et le Fleuve (Of Time and the River, 1935), puis les deux romans posthumes, La Toile et le Roc (The Web and the Rock) et L’Ange banni (You Can’t Go Home Again). Si le film de Michael Grandageinsiste sur le pacte complexe qui unissait Wolfe à Perkins (l’éditeur, chez Charles Scribner’s Sons, également de Fitzgerald et de Hemingway), la préface inédite en français de Perkins qui introduit cette nouvelle édition de Look Homeward, Angel rétablit avec précision le rôle que celui-ci a joué dans l’élaboration des deux premiers romans. Wolfe se dépensait sans compter, et Perkins n’a fait que canaliser le daïmon, l’énergie vitale qui débordait de son cœur incandescent, son style foisonnant qui swingue, comme à son époque les musiciens de jazz révolutionnaient la musique.
Il est difficile de traduire le titre de Look Homeward, Angel ; les éditions Bartillat ont choisi, sans doute avec raison, de le conserver en reprenant la maquette originale de couverture, celle de 1929, une date historique : l’année du krach de Wall Street, de la publication de L’Adieu aux armes de Hemingway ou du Bruit et la fureur de Faulkner. Ainsi, nous avons davantage l’impression de tenir entre les mains le livre qui révéla Thomas Wolfe en Amérique. On sait que Wolfe a emprunté à Milton un vers de son livre, une courte élégie pastorale en 193 vers, Lycidas (1637), dans laquelle le juvénile et futur auteur du Paradis perdu chante la mort d’un ancien condisciple de Cambridge, disparu dans un naufrage, tente de le ressusciter en Lycidas, implore la pitié d’un « ange » (l’archange saint Michel) en lui demandant de tourner son regard vers le lieu du naufrage (« Tourne là maintenant, ô ange, par ici / Et fonds-toi de pitié très tendre[1] ! »). Regarde ici-bas, ô ange, exile-toi dans cette contrée où règne la mort, depuis que nous avons perdu le paradis. Un thème qui traverse toute l’œuvre de Wolfe.
Les sources intimes de l'œuvre de Thomas Wolfe
On assimile souvent Wolfe à un romantique, à l’un des tenants du romantisme américain, un romantisme débridé qui rêve de puissance, d’amour pur, qui pèche par candeur ou par naïveté, qui souffre de culpabilité, de solitude, qui exalte la nature… Mais malgré cette évidente « dramatisation de soi », parfois pathétique, l’inquiétude métaphysique qui le ronge est une rébellion, un cri de rage, sauvage, qui refuse l’assignation à résidence de notre condition mortelle. L’autre remarque qu’on formule généralement à propos de Wolfe est le caractère autobiographique de son œuvre, en soulignant qu’il aura réussi à n’être que le romancier de lui-même. Dans l’avertissement « Au lecteur » de Look Homeward, Angel, il répondait bien avant les avatars de l’autofiction que « tout travail sérieux dans le domaine de la littérature d’imagination est autobiographique ». Aussi, pour comprendre Look Homeward, Angel, il est nécessaire de replacer au centre la mort de l’un des frères de Wolfe à 26 ans, que relatent les dernières pages du roman. Tout commence et finit par la mort de Ben, Benjamin Gant, le Lycidas de Wolfe, de cette sombre, lumineuse et grandiose élégie pastorale qu’est Look Homeward, Angel.
La famille Gant est la famille Wolfe, mais les membres de la famille Gant, qui sont « un univers à eux seuls », mythifient les membres de la famille Wolfe, accentuent leur dimension tragique, leur filiation avec les tragiques grecs. Elle est encore la famille américaine, une famille moyenne d’Altamont, c’est-à-dire d’Asheville, en Caroline du Nord, dans les Appalaches, où est né Wolfe (peut-être faut-il se référer à ces visages tordus par la Grande Dépression, que Walker Evans a photographiés, pour se les représenter). Il y a le père Gant, Oliver Gant, ivrogne, drolatique et sculpteur de pierres tombales, qui exerce sur ses enfants une tyrannie de roi déchu ; il y a la mère Eliza, la très avare Eliza, propriétaire terrienne qui administre sa pension de Dixieland ; il y a les sœurs et les frères, Daisy et Steve, Helen et Luke ; il y a les frères jumeaux, Grover et Ben, qui meurent (le premier au début) ; il y a enfin Eugène, Eugène Gant, le double de Thomas Wolfe et le dernier-né en 1900, Eugène qui « signifie “bien né”, mais qui, comme tout le monde pourra en témoigner, ne veut pas dire, n’a jamais voulu dire “bien élevé” », Eugène que nous suivons de sa naissance à l’âge de 19 ans et qui grandit envers et contre tout.
Trois parties et quarante chapitres orchestrent la « saga des Gant ». La première partie raconte l’enfance d’Eugène, la deuxième, les années d’école sous la protection de Margaret Leonard, la mère spirituelle d’Eugène (la leçon de latin, au chapitre xvii, est joycienne), et la troisième celles à l’université d’État pendant la Première Guerre mondiale, avant la libération finale et le départ à Harvard que Wolfe poursuivra dans Le Temps et le Fleuve. Eugène fait l’épreuve de son innocence, du « monde perdu ». Des prostituées l’aident à se déniaiser ou il tombe amoureux d’une femme, Laura James, plus âgée que lui, qui n’ose lui avouer qu’elle était fiancée. Eugène lutte contre une fatalité qui l’a fait naître dans cette famille. « La fusion des deux puissants égotismes, celui d’Eliza refoulé, celui de Gant extériorisé, fit de lui un disciple fanatique de la Déesse Fatalité. Au-delà des abus, du gâchis, de la douleur, de la tragédie, de la mort, de la confusion, la destinée était en marche, irrévocable ; pas un moineau qui ne s’abattît dans les airs sans que sa vie n’en éprouvât le contrecoup, et la lumière solitaire, visqueuse qui tombait à l’aube sur les océans infinis provoquait des remous dont les ondes se propageaient jusqu’à lui. »
Le leitmotiv de Look Homeward, Angel est « Reviens ». Eugène le scande pour conjurer son sort : « Reviens ! ô fantôme enfoui et que meurtrit le vent, reviens, tel que je t’ai connu au premier jour… ». Après la mort de Ben, le frère aimé dont le spectre hante le dernier chapitre, il a la révélation de sa prochaine vie d’écrivain. « Et brusquement, se dit-il, tandis qu’il regardait les lumières clignoter joyeusement dans la ville, ce fut pour lui comme une révélation de cette immense ruche qu’est le monde des hommes, et plus que jamais il eut soif de connaître tous les mots et tous les visages. » Ben, en mourant, lui transmet la seule chose qui puisse faire revenir la vie, ressusciter les morts : la littérature.
[Extrait]
« Nous ne reviendrons pas. Nous ne reviendrons plus jamais. Mais au-dessus de nous tous, de nous tous, de nous tous, il y a… quelque chose. Le vent courbait les branches ; les feuilles flétries tremblaient. C’était le mois d’octobre, mais quelques feuilles tremblaient. Une lumière balaye la colline. (Nous ne reviendrons pas.) Et au-dessus de la ville, une étoile. (Au-dessus de nous tous, de nous tous, de nous tous qui ne reviendrons pas.) Et au-dessus du jour, les ténèbres. Mais au-dessus des ténèbres… quoi ? Nous ne reviendrons pas. Nous ne reviendrons jamais. Après l’aurore, une alouette. (Qui ne reviendra pas.) Et le vent et la lointaine musique. Oh perdu ! (Cela ne reviendra pas.) Et sur ta bouche, la terre. Oh, fantôme ! Mais au-dessus des ténèbres… quoi ? Le vent courbait les branches ; les feuilles flétries tremblaient. Nous ne reviendrons pas. Jamais plus nous ne reviendrons. C’était le mois d’octobre, mais nous ne reviendrons plus jamais. Quand reviendront-ils ? Quand reviendront-ils ? Le laurier, le lézard et la pierre, nous ne les verrons plus. Les femmes qui pleuraient devant la grille sont parties et ne reviendront plus. Et la douleur, et l’orgueil et la mort passeront, et ne reviendront plus. Et la lumière passera, et l’aurore, et l’étoile et le chant de l’alouette, et tout cela ne reviendra pas. Et nous aussi, nous passerons, et ne reviendrons pas. Quelles sont les choses qui reviendront ? Oh, Printemps, la plus cruelle et la plus adorable des saisons, tu reviendras. Et les morts mystérieux ressusciteront ; métamorphosés en fleur ou feuille, ils reviendront, et la mort et la poussière ne reviendront jamais, car la mort et la poussière mourront. Et Ben reviendra, il ne mourra pas une deuxième fois ; il sera fleur et feuille, brise et musique lointaine, il reviendra. Oh ! fantôme enfui, et par le vent meurtri, reviens ! »
Thomas Wolfe, Look Homeward, Angel, pp. 547-548.
[1]. John Milton, Lycidas, trad. Émile Le Brun, éd. Didier, 1917 (disponible sur Gallica), v. 163-164.
Apostille : nous mentionnons la parution récente de L’Histoire d’un roman de Thomas Wolfe (trad. Matthieu Gouet, Sillage, 2016).
Jean-Pierre Ferrini
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