Si les personnages du Guépard sont inoubliables, le cadre dans lequel ils vivent ne l’est pas moins. Or, si le film de Visconti a été tourné dans un palazzo de Monreale, pour la bonne raison que la casa Salina de Palerme avait été détruite par les bombardements de 1943, Lampedusa a mentalement construit son roman avec la vision des lieux où il a vécu, en particulier dans sa jeunesse. Le récit qui s’intitule « Souvenirs d’enfance » évoque ainsi des moments déjà lointains, mais surtout des images concrètes, précises, des lieux en question. Comme si Lampedusa voulait reconstituer, avant tout pour lui-même, pour le sauver de l’oubli, le palazzo détruit. « Je peux le dire aujourd’hui avec sérénité en examinant la photographie mentale que je viens juste d’exhumer des archives de ma mémoire. »
La somptueuse « maison de campagne » de Santa Margherita, restée intacte, alimente elle aussi ce qui est un véritable album d’images, puisque Lampedusa va jusqu’à accompagner ses descriptions de croquis, qu’il aurait multipliés s’il avait pu achever son projet. Et nous pénétrons avec lui dans des demeures de rêve : trois cents pièces, « suites » pour les hôtes, salons adaptés aux réceptions de plus ou moins grande importance, théâtre privé, galerie conduisant à la tribune réservée à la famille princière dans l’église du village. Le tout inscrit dans la nature sicilienne, violente et séduisante, à l’image des passions qui animent les personnages.
Bien qu’alors sur son déclin, la vie des aristocrates est d’un faste difficile à imaginer aujourd’hui : tout le village, fanfare en tête, accueille joyeusement les maîtres dans leur résidence d’été. En attendant les coups de sonnette auxquels ils doivent aussitôt répondre, les domestiques s’installent confortablement… dans l’un des salons. Les paysans assistent gratuitement aux représentations théâtrales données par des troupes ambulantes. Pas de morgue donc, rien qui puisse justifier la haine à l’égard du maître, qui viendra un peu plus tard. On passe de fêtes en parties de campagne, mais les enfants, confiés à des gouvernantes et à des précepteurs, n’en font pas moins de très sérieuses études. La grande culture dont témoignera Lampedusa lui a été dispensée très tôt, dans les demeures ici décrites. Le lecteur comprendra la nostalgie qu’éprouve le narrateur pour ce paradis perdu.
Mais il existe fort heureusement d’autres paradis, ceux que renferment les livres. Dans le deuxième texte, qui, lui, mérite le nom de nouvelle, un long préambule campe le personnage du professeur. C’est une histoire en partie vécue, qui s’inspire moins de la jeunesse de l’auteur que de l’amitié qui le lia à ses élèves, les fils de ses amis à qui il enseignait la littérature anglaise. Dans la nouvelle, cette sorte d’affection respectueuse s’installe très progressivement entre le jeune homme, érudit doublé d’un don Juan de province, et l’austère archéologue.
Les rencontres, qui ont d’abord lieu au café, avec la distance voulue, puis dans l’appartement du vieux professeur, deviennent de plus en plus chaleureuses. Et l’on découvre un univers où les richesses ne sont plus celles des palazzi italiens, mais celles de la Grèce antique, dont le professeur est spécialiste. Perdue entre les statues, les colonnes et les cratères accumulés dans l’appartement turinois, la photo d’un « jeune Dieu », qui n’est autre que le professeur quelque cinquante ans plus tôt, prise lors d’un séjour à Augusta.
Cette beauté presque surnaturelle rend vraisemblable le récit de ses lointaines amours avec une sirène. La Méditerranée en est peuplée, comment ne pas y croire ? Bestiales et poétiques, telles qu’on les imagine. « Je te l’ai dit, Corbera : c’était un animal, mais c’était aussi, en même temps, une Immortelle, et il est dommage qu’en parlant on ne puisse pas exprimer continuellement cette synthèse telle qu’elle l’exprimait elle-même dans son corps avec une simplicité absolue. » Et l’auteur obtient une synthèse aussi parfaite entre le réalisme et le fantastique. Cette nouvelle est non sans raisons l’œuvre de Lampedusa la plus célèbre après Le Guépard.
La troisième nouvelle, moins rare mais poétique, met en scène celui qui détrônera les aristocrates, le nouveau riche, préfigurant le père d’Angelica, self made man qui acquerra peu à peu les terres des anciens seigneurs : « Des crève la faim », dit-il avec mépris. La mutation sociale s’amorce.
Plus à l’opposé encore des mondes fastueux, siciliens ou grecs, l’évocation de la morne vie d’un petit employé ayant peine à faire vivre sa nombreuse famille. Sans envergure, sans idéal, dénué de cette autre forme de noblesse dont on dit qu’elle caractérise le « petit peuple ».
En fait, bien que ces nouvelles soient réunies arbitrairement – elles sont posthumes, comme toute l’œuvre de Lampedusa –, elles ne sont pas sans cohérence puisqu’elles évoquent les trois niveaux sociaux de la Sicile au tournant des XIXe et XXe siècles. Lampedusa ne s’est pas enorgueilli d’appartenir au premier, et n’a pas ignoré les deux autres.
Notons enfin que le recueil est accompagné d’une excellente préface du traducteur, ainsi que d’une postface du neveu de Lampedusa, qui éclaire surtout les circonstances dans lesquelles ces textes ont été écrits, enfin d’un glossaire des termes dialectaux siciliens qui émaillent le bon italien classique du lettré qu’était Lampedusa.
Tout admirateur du Guépard, roman ou film, aurait tort de se priver des belles images des « Souvenirs d’enfance », comme de redécouvrir, rajeunis, le vieux professeur et l’immortelle sirène.
Monique Baccelli
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