Les seins bridés sous une bande de toile et les hanches dissimulées sous une ample chemise, Manusche ne se mariera pas et restera sans enfant : tel est le prix à payer par une femme des Balkans pour pouvoir fumer, chasser, aller au café, conduire une voiture ou participer à la vie publique du village. Comme l’écrit Gilles de Rapper, ce phénomène des vierges jurées, encore observable aujourd’hui en Albanie, est une des « solutions apportées au problème que pose l’absence d’héritier mâle » dans les sociétés fondées sur la parenté et les groupes de descendance[1]. Des filles y sont élevées en garçons et endossent le rôle du fils manquant. Elles y gagnent, outre la liberté de mouvement des hommes, le droit d’hériter du nom, de la maison et des biens de leur famille, toutes choses qui, sans elles, partent dans les branches collatérales – et partiront à la génération suivante.
Cela pour préciser l’arrière-plan historique et culturel du roman d’Emmanuelle Favier, dont l’ambition se situe toutefois clairement ailleurs. Comme elle le confirme en postface, son approche n’est pas documentaire, son regard n’est pas anthropologique, son écriture ne s’est pas nourrie d’entretiens avec des vierges jurées. Le questionnement de l’auteure est tout autre. Il porte sur la part du désir dans la construction identitaire d’un individu et sur son cheminement hors des voies convenues. Il interroge le rapport d’un tel désir au genre, ses effets sur le corps individuel et sur le corps social. Il suffit en effet qu’arrive un inconnu dans le village pour que Manusche, « troublée par l’événement » et plus encore par le corps de cet autre, succombe à ce quelque chose d’universel « qui command[e] malgré elle son attitude » : le désir. Fi du village, de ses lois, des serments plus ou moins consentis sous la contrainte, fi du destin qu’un groupe social impose à ses membres, fi même des étiquettes et des genres ! « Un instinct les poussait l’une vers l’autre, où la nature de leurs corps physiques n’entrait qu’accessoirement. » Ne restent que les corps, les peaux, les chairs nerveuses, qui d’abord jouissent de se voir, seulement vus comme ils sont, dans une dialectique du même et de l’autre. Puis dont les chants intimes entrent en résonance avec l’univers entier. Dans une langue gourmande, riche et précise, synesthésique dirait-on, Emmanuelle Favier aime à capter les signaux du monde, tels que les perçoit un corps qui, en s’acceptant, peut enfin les accueillir. Les lumières, les parfums, le goût des choses, la fraîcheur d’une eau ou le bruissement des arbres : la nature accompagne cet épanouissement de soi qui est aussi un dépassement.
Il manquait à Emmanuelle Favier, auteure de poèmes, de nouvelles, notamment aux éditions Rhubarbe, et de théâtre, de s’aventurer sur le terrain romanesque : c’est désormais chose faite — et bien faite !
[Extrait]
« [En entrant dans la serre], Adrian eut un choc. La sensation de touffeur l’alanguit au point que tous ses repères physiques semblèrent se dissoudre. La moiteur exhaustait les senteurs opaques de l’eau croupie, de la terre, des stipes drus que son corps tout entier, soudain sensibilisé à l’extrême, aspirait par ses pores épanouis. [Adrian] eut très envie de Gisela, qui rit à la proposition glissée à son oreille. »
Emmanuelle Favier, Le Courage qu’il faut aux rivières, p. 134.
[1]. Gilles de Rapper, « Entre masculin et féminin », L’Homme, no 154-155, avril-septembre 2000, pp. 457-466.
Ella Balaert
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