Tout ce que regarde Milène Tournier autour d’elle, en ville principalement, semble entrer dans le poème. Elle marche 20 à 30 kilomètres par jour, saisit des gestes ordinaires, capte des scènes, images, émotions qu’elle lit et relie. Elle nous chahute par une identification, une chute malicieuse ou la mise au jour de blessures ou de failles. Parmi ces notes prises sur le vif se glisse parfois l’intime de la poète :
« J’ai souri à la fille dans le bus qui pleurait
Sans savoir que la semaine d’après
Ce serait moi.
C’est vrai alors
Que la réincarnation existe. »
Ces choses vues ou entendues reproduisent les tournures parlées de ses personnages, nous faisant entrer de plain-pied dans les scènes : « Vous êtes bien à jeun ? / Oui d’ailleurs j’ai très faim. / A répondu, à l’infirmière de laboratoire, la vieille dame / Vivante comme un enfant, / Avec sa mention stomacale quand l’autre n’attendait / Que le bras nu d’un oui ou non. »
Les rues sont celles de Paris et de sa banlieue. On y croise de nombreux « clochards » qui peuvent disputer un bout de pain aux pigeons ou « faire un baisemain » à celle qui leur a tendu un billet. Mais la poète emprunte aussi les bus et le métro. La foule n’y est jamais globalisée. Ce sont bien des individus aux gestes et mots qui ouvrent sur des situations personnelles émouvantes, amusantes ou douloureuses : « “J’ai faim et deux enfants” / Avait écrit celle / Qui sinon n’avait rien. » Nous traversons aussi des bibliothèques, des jardins publics, des commerces, un hôpital, un EHPAD, des cimetières : « J’aime les cimetières. / Je voudrais même, peut-être, avoir mon prénom sur une tombe, / Mais pas mon corps dedans. » La grande fraternité du poème s’étend aux morts des cimetières.
Le texte semble le fruit d’une alchimie subtile entre la vérité de ce qui a été capté et la restitution par la poète. Tout est vivant, nous passons d’un lieu à un autre, d’un supermarché à la rue, sans jamais nous écarter de la narratrice dont le regard et l’écoute nous guident. Ces perceptions, qui nourrissent de brefs dialogues ou des récits amorcés, dans lesquels s’intercalent des pages d’un « Journal ouvert », constituent le kaléidoscope signifiant de nos vies. La poète met en place côte à côte des événements individuels qui font de la foule un collectif solidaire. La maladie, les deuils, la solitude, la misère, les plans sociaux, toutes les difficultés matérielles et les chagrins s’entrelacent de tendresse et de fraternité. Dans la première pièce publiée de Milène Tournier, Et puis le roulis1, intervient un chœur. Le « je » de la poète rejoint toujours celui de chaque personne observée ou rencontrée.
En 2021, Milène Tournier avait publié Je t’aime comme2, improbable déclaration d’amour, insolite et foisonnante. Dans Ce que m’a soufflé la ville retentissent cette fois les effets de la rupture et les souvenirs mélancoliques :
« On faisait cette chose simple parfois
De t’allonger et moi sur toi
Comme deux assiettes sales et finies qu’un serveur
Reprend avec juste l’écart des couverts entre elles,
Pour que nos respirations comme deux purées
S’emmêlent sans nous salir. »
Certains des fragments s’adressent directement à celui qui s’est éloigné : « Le difficile surtout / C’est d’être morte dans ta vie. »
La vue de têtes, souvent de dos, génère des images de crânes. Le memento mori affleure. L’hôpital, l’EHPAD, les églises et les cimetières provoquent ces rêveries et méditations.
« Dans l’église, crâne plissé de bagnard,
Gros pansements sur les deux genoux,
Et débardeur d’été plein hiver,
Il faisait de très grands signes de croix,
Je veux dire, comme si vraiment
Pour que Dieu le voie. »
Le geste d’un personnage devient expression de la poésie, entre sourire et angoisses, joies et quête existentielle, souvenirs heureux ou tristes et présence au monde. Toutes ces déambulations et rencontres attentives produisent des images, des vidéos et des poèmes qui pourraient concrétiser ce « rêve de filmer le monde entier, et le projeter à taille réelle et faire en face du monde un deuxième monde, à regarder et puis, bientôt, peut-être, où vivre ».
L’écriture, par des comparaisons et des rapprochements inattendus, devient langue d’exploration, en laquelle parle parfois un enfant qui observerait le monde et exprimerait cette chance de n’être pas habitué. Ce naturel, cette distance légère et souriante pour tenter d’apprivoiser un monde difficile traversent tout le livre.
1. Milène Tournier, Et puis le roulis, Éditions théâtrales, 2018.
2. Milène Tournier, Je t’aime comme, Lurlure, 2021.
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