Nous voici conviés par un savant franco-espagnol, connu dans le monde entier, à un grand voyage dans le temps et dans l’espace, tout à la fois à la recherche de nos origines et de notre destinée. Les progrès de la génétique, depuis la fin du siècle dernier, ont permis la mise au point d’un outil d’investigation très puissant : appliqué à l’humanité, il révèle suivant l’auteur, « l’étendue de la diversité des individus et des peuples, la variété chatoyante du tissu humain qui recouvre la planète ».
C’est avec Charles Darwin et la publication de L’origine des espèces en 1859 que s’ouvre l’ère évolutionniste. Et à peine un siècle et demi plus tard, en 2001, la révolution génomique est lancée avec le séquençage du génome humain. Le postulat essentiel de Darwin est celui du changement et de la transformation des espèces de façon graduelle en accord avec les gradients observés dans la nature, d’où l’axiome « Natura non facit saltus » (la nature ne fait pas de sauts), ou principe de continuité. Ainsi, Darwin fut le premier à dire que tous les individus vivant sur Terre ont pour origine un ancêtre commun et que les différences entre les espèces ont été acquises sous l’effet de la sélection naturelle. L’autrichien Gregor Mendel est le père fondateur de la génétique, la seconde discipline à la base de la génétique des populations, qui montrait que des « facteurs » se transmettaient de génération en génération de manière prédictible, établissant ainsi vers 1865 les trois lois de l’hérédité, ignorées durant une trentaine d’années. Un demi-siècle après Mendel, Ronald Fisher a posé les bases de la génétique quantitative avec son théorème fondamental qui soutient que l’évolution s’effectue par sélection naturelle des mutations génétiques dans son livre The General Theory of Natural Selection (1930). La génétique des populations existe, souligne l’auteur, parce que nous sommes devenus capables de comprendre « les effets, à l’échelle macroscopique des populations à l’échelle de l’histoire du vivant, des effets microscopiques à l’échelle des gènes et des objets moléculaires qui les sous-tendent ».Et c’est la théorie de l’évolution qui a rendu possible cette extraordinaire synthèse reliant dans une explication unifiée toutes les échelles des phénomènes de la vie. Ces mécanismes évolutifs peuvent être classés en trois grandes catégories : facteurs génomiques, démographiques et sélectifs. La mutation étant le seul processus qui crée de la diversité en produisant des changements moléculaires dans l’ADN, « on pourrait dire que la mutation est la matière première de l’évolution, sur laquelle les mécanismes évolutifs peuvent agir ». Pour les facteurs génomiques, la double hélice de l’ADN fournit un mécanisme de réplication simple ; mais au cours de la réplication, il peut y avoir des erreurs, avec deux grandes classes de mutations : dans le cas des mutations somatiques, les cellules destinées à la reproduction sont épargnées ; elles ne sont donc jamais transmises. Dans le cas des mutations affectant les cellules souches d’un gamète, il s’agit de mutations germinales qui peuvent donc être transmises à la descendance. Il existe un autre facteur affectant la diversité génétique : les processus géographiques, dont l’ampleur peut être liée à la taille efficace de la population ; cette dernière est d’autant plus importante que la population est restreinte. Mutation et recombinaison sont des processus évolutifs qui à la fois « accroissent la diversité génétique au sein d’une population et augmentent les différences entre populations ». Les facteurs sélectifs, enfin, modifient la diversité génétique d’une population selon la façon dont se manifeste la sélection naturelle. Les modèles théoriques développés dans la seconde moitié du XXe siècle nous ont permis tout à la fois de mieux comprendre notre histoire dans la longue durée et d’établir des prévisions pour différents scénarios démographiques à venir.
Pour l‘histoire, l’homme est donc un singe, mais différent des autres. Pour Darwin déjà, l’homme était un singe et la génétique a confirmé son hypothèse d’un ancêtre commun entre l’homme et les singes, tout en enrichissant nos connaissances. Cela a notamment permis de dater les périodes de séparation entre différentes lignées et de préciser, grâce à l’ADN, les particularités uniques de l’espèce humaine en matière « de morphologie, de fonctions cognitives, de physiologie ou de relations avec les pathogènes ». La conclusion d’études récentes est qu’il demeure en nous une part d’humanité archaïque. Si la lignée humaine s’est séparée des autres grands singes il y a environ six millions d’années, il faut en appeler à l’archéologie et à la paléoanthropologie pour mieux saisir les conditions d’émergence d’Homo sapiens, seul survivant du genre Homo aujourd’hui. Seule certitude : il est apparu en Afrique, il y a environ 300 000 ans. S’il y est demeuré pendant au moins 100 000 ans, il a commencé à se disperser et à s’installer ailleurs dans le monde il y a « entre 40 000 et 80 000 ans, et rapidement gagner l’Asie du Sud-Est, l’Australie, l’Europe et l’Asie de l’Est ». Les populations résidant sur le continent africain ont elles-mêmes une histoire extrêmement complexe, marquée par un haut niveau de diversité génétique, linguistique, culturelle et phénotypique. Plus de 2 000 langues différentes y sont parlées ; on y trouve un large éventail de modes de subsistance, y compris « divers modes d’agriculture, de pastoralisme, de chasse et de cueillette » et ce, dans des environnements extrêmement variés. Sapiens a été « façonné par ce monde ». Aujourd’hui, « la plupart des populations d’Afrique subsaharienne parlent l’une des 500 langues appartenant à la famille bantoue ». Quant à la population de l’Europe, elle a été étudiée de façon très approfondie et l’on peut diviser son histoire en quatre grandes parties. La première correspond à sa colonisation initiale à partir du Moyen-Orient, il y a environ 45 000 ans. La seconde couvre la phase de recolonisation après la dernière période glaciaire, il y a de cela entre 25 000 et 15 000 ans. La troisième découle de l’arrivée en Europe de la culture agricole à partir du Croissant fertile. Enfin, la dernière correspond à l’arrivée des éleveurs de la steppe pontique-caspienne, il y a environ 4 500 ans. L’Asie pour sa part recèle une riche diversité culturelle et linguistique, mais la structure génétique des populations à travers ce continent reste l’une des moins étudiées.
L’un des grands défis de l’histoire du peuplement de la planète est celui de notre capacité à nous adapter à des environnements divers et en constante mutation. Après avoir quitté l’Afrique, les humains ont peuplé la planète en moins de 60 000 ans, sur toutes les terres émergées, dans les environnements les plus divers. « Cette omniprésence de notre espèce mérite qu’on s’interroge » : comment les humains ont-ils su et pu s’adapter à des conditions de vie d’une extrême diversité ? À quelle vitesse et selon quels mécanismes ? La sélection naturelle, rappelle l’auteur, s’appuie sur trois grands principes : ceux de la variation, de l’adaptation et de l’hérédité. Au même titre que l’accès à la nourriture ou la vie dans des conditions extrêmes de froid ou d’hypoxie, la réaction des humains aux agents pathogènes a été un facteur majeur de sélection naturelle, « peut-être même le plus important de notre évolution ». Ainsi, l’empreinte de la sélection exercée par les agents infectieux sur nos génomes a été si importante que l’auteur a choisi de lui consacrer une des dernières parties de son ouvrage : « Hommes et microbes ». En effet, l’adaptation génétique ne consiste pas seulement à répondre à des défis environnementaux comme le climat ou l’altitude : comme tous les vivants, nous avons eu nos prédateurs, qui « ont contribué à faire de nous ce que nous sommes ». L’évolution permanente de l’homme est nécessaire pour tenir sa place dans le cadre de l’évolution globale des espèces avec lesquelles il co-évolue, et notamment avec les agents infectieux. Ainsi humains et microbes entretiennent-ils une relation réciproque. Les agents pathogènes accompagnent l’homme depuis son apparition en Afrique, ensuite au cours des dispersions ultérieures et durant d’importantes transitions culturelles, jusqu’à la mondialisation contemporaine. En dépit des progrès de la médecine, les maladies infectieuses continuent à infliger à l’homme un lourd tribut de mortalité comme l’ont montré un certain nombre de maladies émergentes contemporaines, notamment différentes formes de syndromes respiratoires aigus sévères (SRAS), et notamment au xxie siècle la crise associée au COVID-19. Si la génétique a parcouru un long chemin depuis un demi-siècle, son avenir reste cependant largement ouvert. « Rien n’a de sens en biologie si ce n’est à la lumière de l’évolution », écrivait le biologiste évolutionniste Theodosius Dobzhansky en 1973. Cette formule prend tout son sens de nos jours dans le cadre de la génétique des populations. En effet, c’est en reconstituant ce que les gènes nous disent de l’histoire du vivant que l’on peut aujourd’hui « comprendre les mécanismes sur lesquels repose le vivant » et, par conséquent, en étudiant le passé de notre espèce, « éventuellement [en] tirer des enseignements pour envisager son futur ». L’étude de nos génomes montre sans conteste que la plupart des individus et des populations de la planète (sauf celles d’origine africaine) ne sont pas Sapiens à 100 %. Ainsi, l’héritage néandertalien que nous portons dans nos gènes est à double tranchant : s’il a permis à nos ancêtres de mieux s’adapter au froid et aux agents pathogènes, il peut aussi avoir des conséquences délétères pour notre santé, « comme c’est le cas pour les maladies auto-immunes ou les allergies […]. Ainsi un morceau d’ADN hérité de Néandertal serait aujourd’hui un facteur aggravant du COVID-19 ! »
Outre la corrélation entre diversité linguistique et diversité génétique, certains exemples comme la diversité des migrations selon le sexe, les règles d’alliance ou de filiation, le système des castes (en Inde), l’extension de l’agriculture, l’équilibre variable entre vie rurale et vie urbaine, le statut social, montrent la complexité des réponses à apporter aux épidémies qui continuent de frapper les humains. Deux leçons sont à retenir de cet ouvrage magistral de Lluis Quintana-Murci. Tout d’abord, l’étude de la diversité de nos génomes permet de répondre à des questions capitales en anthropologie, en histoire « mais aussi, et c’est important pour l’avenir, en santé humaine ». Ensuite, cet ouvrage nous rappelle combien sans diversité, sans différence, « il n’y a pas d’évolution ni de progrès, et cela dans tous les sens du terme ».
Jean-Paul Deléage
Commentaires (identifiez-vous pour commenter)