Les mangas sont relativement mal aimés de la presse littéraire française. Il y a quelques exceptions avec les seinen de Jirō Taniguchi, mais ces incursions restent timides. L'industrie du manga, au Japon, suit une démarche particulière, et il serait stérile de l'aborder à partir des représentations traditionnelles, forcément fausses car anachroniques. Cette industrie est d'une grande diversité, et les grandes catégories de classement dépendent du public visé : les seinen, destinés à un public plus mature, proposent au lecteur un scénario plus complexe que les shonen (destinés aux jeunes garçons) et les shōjo (destinés aux jeunes filles).
Le manga Marie-Antoinette fut publié initialement dans un magazine seinen et s'adresse donc en théorie à un public plus âgé. Il fait le récit de la rencontre non idéalisée entre Marie-Antoinette et le futur Louis XVI, et des différentes formalités diplomatiques qui ont mené à cette rencontre. C'est l'angle sous lequel cette histoire est racontée qui importe. Alors que la mode, dans la littérature française, est aux biofictions qui prennent des libertés (parfois par simple paresse intellectuelle) avec les faits historiques pour broder un récit, l'approche des mangakas va dans le sens contraire : la fiction cherche à s'appuyer sur un ensemble de faits historiques réunis, non par le seul auteur, mais par une équipe entière. Le mangaka est entouré d'assitants éditoriaux qui se chargent de rassembler la documentation (biographies, études et romans qui traitent de l'époque), puis de la trier en concertation avec lui pour extraire ce qui pourrait lui être utile. Ici, cette phase de travail s'est révélée particulièrement significative et, de façon plutôt exceptionnelle, les éditeurs japonais et français ont œuvré de concert, facilitant à la mangaka l'accès aux œuvres uniquement disponibles en français. Puisant directement aux sources, Fuyumi Sōryō a bénéficié de la supervision du conservateur du château de Versailles et a pu consulter la base iconographique au cours d’un séjour dans cette ville. Les costumes représentés dans Marie-Antoinette – il faut rappeler que Fuyumi Sōryō a fait des études de beaux-arts – sont ainsi réalisés d'après des documents historiques (des peintures de l'époque) et souvent même d'après modèle. Le volume est d'ailleurs suivi d'un riche accompagnement iconographique.
Ce souci d'exactitude des historiens se manifeste dans d'autres genres relevant de la fiction. Ainsi, il n'est pas rare que des metteurs en scène, en Allemagne, fassent appel à des « dramaturges », équivalents de conseillers historiques ; nous retrouvons ce phénomène, avec bonheur, en France. Finalement, de telles productions livrent au lecteur ou au spectateur une vulgarisation historique relativement fiable, et non plus la traditionnelle posture de l'écrivain se disant capable de « sentir » l'auteur classique ou le personnage historique, quand bien souvent il se trompe. Stefan Zweig lui-même n'a-t-il pas été tenté de montrer une cohérence psychologique du personnage de Marie-Antoinette en s'affranchissant de certains faits historiques ? Fuyumi Sōryō préfère ne pas s'appuyer sur cette biofiction, et lui préfère les travaux de Simone Bertière et de Jean-Christian Petitfils. Son manga s'éloigne ainsi de la vision romantique de la jeune reine frustrée par un mari benêt qu'avait pu développer Zweig, et qui avait influencé un autre célèbre manga, Berusaiyu no bara (ベルサイユのばら).
Fuyumi Sōryō essaie d'éviter les clichés et brosse quelques éléments de contexte difficiles à contester, insistant par exemple sur le bas esprit de persiflage en vigueur à la cour avec lequel Marie-Antoinette se sentait en décalage. Ce travail de recherche historique est marqué par de régulières interventions de la narratrice et la volonté – parfois trop insistante – de communiquer au lecteur des détails tels que les références aux libelles et pamphlets circulant contre la royauté ou le nombre de carrosses qui suivent la cour ambulante. Une telle œuvre de vulgarisation historique évite ainsi de valoriser le fictionnel et l'illusion psychologique au détriment des faits. On ne regrettera pas que les auteurs japonais volent le pain des historiens français si c'est pour nous donner en retour de la brioche.
Eddie Breuil
Commentaires (identifiez-vous pour commenter)