La thèse centrale que Bruno Latour soutient est la suivante : on ne comprend rien aux positions politiques depuis un demi-siècle si « l’on ne donne pas une place centrale à la question du dérèglement climatique et à sa dénégation ». Latour saisit l’occasion de l’élection de Donald Trump, le 11 novembre 2016, pour relier trois phénomènes majeurs à ses yeux. Au début des années 1990 commence en effet subrepticement une autre histoire, d’abord marquée par ce qu’on nomme la « dérégulation » et qui va conférer au mot « globalisation » un sens de plus en plus péjoratif ; mais elle est aussi marquée, dans le monde entier, par le début d’une explosion vertigineuse des inégalités ; enfin, débute, dans la même période, l’entreprise de dénégation systématique de la mutation climatique.
Latour suggère de prendre ces trois phénomènes comme le symptôme d’une situation historique nouvelle : « Tout se passe comme si une partie importante des classes dirigeantes était arrivée à la conclusion qu’il n’y aurait plus assez de place sur terre pour elles et pour le reste de ses habitants. » Elles ont par conséquent décidé, pense Latour, de ne plus diriger, mais de se mettre à l’abri du monde. Donald Trump est le symbole parmi d’autres de ce changement de régime dont nous subissons les conséquences, « rendus fous par l’absence d’un monde commun à partager ». Pour résister, il nous faut réfléchir à la nécessité d’atterrir quelque part et donc savoir comment s’orienter. Aux lecteurs de cet essai de mettre cette hypothèse en défaut et d’en chercher de meilleures.
Voici d’abord que le pays qui avait inventé l’espace indéfini du marché maritime et n’avait cessé de pousser l’Union européenne à n’être qu’une « vaste boutique », décide de ne plus jouer le jeu, ni celui de l’Europe, ni celui de la mondialisation ; et cela sur un coup de tête, en votant le Brexit, face à l’arrivée de quelques dizaines de milliers de migrants. Puis, en se retirant de l’accord de Paris sur le climat, Trump définit un nouveau théâtre d’opérations des guerres climatiques ; il n’y a désormais plus d’idéal d’un monde partagé avec ce qu’on appelle traditionnellement l’Occident. Avec son nouveau président, l’Amérique du Nord – qui s’était construite initialement par l’émigration, en éliminant ses premiers habitants, puis avait imposé avec violence la mondialisation selon ses intérêts – vient de confier « sa destinée à celui qui promet de l’isoler dans sa forteresse ». Enfin, nouvel événement historique : l’amplification mondiale des mouvements migratoires, qui précipitent sur les routes de l’exil, sous le coup de guerres, d’échecs répétés du développement et surtout des désastres climatiques, des dizaines de millions d’hommes et de femmes à la recherche de territoires plus accueillants pour eux et leurs enfants. Ce qu’il y a de nouveau dans la conjonction de ces phénomènes, c’est qu’il ne s’agit que d’aspects différents d’une seule et même métamorphose : « La notion même de sol est en tain de changer de nature. Le sol rêvé de la mondialisation commence à se dérober. » Nous mettrons-nous enfin en route pour rechercher un nouveau territoire habitable par nous et nos enfants ?
Cette question se posait déjà douloureusement pour les peuples ayant subi les épreuves de la colonisation, puis de la modernisation, du développement et enfin de la mondialisation. La nouveauté est que la question se pose désormais pour les peuples ci-devant modernisateurs, c’est-à-dire nous-mêmes. Et voici que les responsables politiques sont pris eux-mêmes de ce vertige qui vient à quiconque sent le sol se dérober sous ses pieds. Et, dans cette affaire, il ne faut pas croire ceux qui nous invitent à nous diriger vers l’horizon indéfini de la modernisation pour tous. Au lieu d’écouter ce qu’ils disent par-devant, regardez plutôt ce qu’ils ont dans le dos : « Vous y verrez briller le parachute doré, soigneusement plié, qui les assure contre tous les aléas de l’existence. » Et ne vous fiez en aucun cas non plus à ceux, prêcheurs de haine, qui ne montrent comme voie du salut que le rappel « d’une identité nationale ou ethnique toujours fraîchement réinventée ». Les classes dirigeantes ont compris l’ampleur du retournement en cours et décidé que les autres devraient payer les pots cassés et qu’il fallait nier jusqu’à l’existence de cette vérité – pourtant de moins en moins discutable – du nouveau régime climatique. Ces deux décisions permettent de relier l’acharnement contre l’État-providence et la propagande climato-négationniste, soutenus par ces mêmes classes dirigeantes depuis la fin du siècle dernier. Plus fondamentalement, nous devons désormais nous orienter dans un espace-temps géopolitique : après que les écologistes ont épuisé leur rôle de lanceurs d’alerte, l’agir politique doit réencastrer la question sociale dans la nouvelle question géosociale. À cette fin, « il nous faut être matérialistes et rationnels mais en déplaçant ces vertus sur le bon terrain », mieux comprendre la situation terrestre. Pour cela, « nous avons besoin de toutes les sciences, mais autrement positionnées ».
C’est là qu’est tout l’intérêt des sciences qui portent sur ce que certains chercheurs appellent les « zones critiques ». Tout ce qu’il convient de connaître du terrestre se limite, vu de l’espace, « à une minuscule zone de quelques kilomètres d’épaisseur entre l’atmosphère et les roches mères ». C’est de cette zone critique que partent, mais aussi reviennent, toutes les sciences qui nous importent Car c’est là que les chercheurs se trouvent « confrontés à des savoirs concurrents qu’ils n’ont jamais le pouvoir de disqualifier a priori ». Rediriger l’attention de la « nature » vers le « terrestre » contribuerait à mettre fin à la déconnexion qui a rendu périlleuse la jonction entre luttes sociales et luttes écologiques. Le mérite du terme « Anthropocène » est de faire émerger la situation nouvelle dans laquelle doit agir le politique qui ne dispose plus de cadre stable et indifférent dans lequel inscrire son action. Le préfixe « anthropo- » appliqué à une nouvelle période géologique est bien « le symptôme d’une repolitisation de toutes les questions planétaires ». Et le temps est sans doute venu de nous penser comme « des Terrestres au milieu des terrestres » plutôt que des « humains dans la nature ». Ainsi serions-nous fondés à nous défaire du règne de l’économisation et de nous dégager de la religion séculière du marché qui n’est pas de ce monde. Mais comment faire ? Latour déplace, dans cet essai, sa question initiale en démontrant la double nécessité de « s’attacher à un sol d’une part et de se mondialiser de l’autre ». Du sol, l’humain hérite la matérialité, l’hétérogénéité, la surprenante complexité ; du global, l’acceptation des formes d’existence qui interdit de se replier à l’intérieur de quelque frontière que ce soit.
Nous devons d’abord décrire, mais comment ? L’auteur suggère ici de nous référer à ce moment de l’histoire de France susceptible d’éclairer ce que pourrait être cette entreprise de description : l’écriture des cahiers de doléances, de janvier à mai 1789, avant que « le tournant révolutionnaire ne transforme la description des plaintes en une question de changement de régime ». Avant justement que ne s’agrègent toutes les descriptions pour « produire la question classique de la Politique comme question totale ». On trouve dans cet épisode, écrit Latour, « un modèle de reprise par la base, dans la description des terrains de vie, d’autant plus impressionnant qu’il n’a, semble-t-il, jamais été recommencé ». Puis Latour conclut magistralement ce magnifique essai en affirmant son désir de voir la vieille Europe saisir une nouvelle chance dans son histoire millénaire (et ce en reprenant l’idée de participer à la construction d’un monde nouveau) et devenir l’une des patries de tous ceux qui cherchent un sol. Comme Bruno Latour, « je voudrais être fier d’elle, de cette Europe toute ridée, toute couturée, je voudrais pouvoir l’appeler mon pays-leur refuge ».
Jean-Paul Deléage
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