Le monumental journal de Georges Séféris nous parvient par tranches, et c’est Gilles Ortlieb, écrivain et traducteur, qui nous apporte le très conséquent volume consacré aux années 1925-1944, celles qui furent pour le poète grec troublées par l’exil et la guerre. Après avoir traduit l’unique roman du prix Nobel (1963) rédigé en 1954, Six nuits sur l’Acropole (Le Bruit du temps, 2013), Gilles Ortlieb répond à nos questions sur ce passionnant document, qui fait œuvre. S’y découvrent des moments et des fragments où se mêlent interrogations intimes et créations en cours d’élaboration. Ce lancement d’une édition intégrale de ce journal roboratif nous procure l’occasion d’une visite souvent émue à l’un des principaux aèdes du siècle dernier, témoin de la fin d’un monde.
Éric Dussert : Quelle est la place du journal dans l’œuvre de Georges Séféris ?
Gilles Ortlieb : Ce journal lui fut, c’est le moins qu’on puisse dire, un compagnon fidèle, puisqu’il l’a tenu de février 1925, date de son retour en Grèce après un exil parisien et londonien de près de six années, jusqu’en mai 1971, soit quelques mois avant sa mort, en septembre de la même année. Non pas jour après jour, mais avec une belle régularité malgré tout puisque l’ensemble représente neuf volumes, tous parus après sa mort, le dernier en date n’ayant été publié qu’en 2019. Il faillit en révéler une partie de son vivant (celle couvrant les années 1945-1951), mais se ravisa pour n’avoir pas l’air de cautionner le régime des colonels mis en place en 1967. À coup sûr compagnon, donc, mais aussi laboratoire expérimental et gisement de matière première pour sa poésie, miroir le long du chemin, carnet de notes, tiroir secret, coffre blindé et malle à souvenirs, cahier de brouillons, recueil de notes de lecture, de rêves et de lettres parfois non envoyées, ces Journées furent pour lui tout cela à la fois. Conçu « comme un outil et non comme une œuvre en soi », c’est aussi, bien sûr, le journal d’un itinéraire intime et la chambre d’échos d’un poète à l’œuvre, où affleurent en permanence ses lectures du moment, éclairées par les « phares » (Paul Valéry, Cavafis, le Greco, T.S. Eliot, entre autres) qui l’auront aidé à se guider pendant des années difficiles. Ponctué de poèmes pour la plupart inédits, rapportant ses rencontres et amitiés avec de nombreux écrivains (André Gide, Lawrence Durrell, Henry Miller, etc.), cet outil – qui lui aura finalement permis, en ajustant son rapport au monde, de se trouver lui-même – apparaît bien, avec le recul, comme une œuvre en soi, à l’égal du Journal de Pavese ou de Kafka, des Choses vues de Hugo ou du Zibaldone de Leopardi. Pour ses lecteurs et ses compatriotes, c’est une somme sans équivalent dans les lettres grecques, à la fois radiographie d’un pays et document de première main sur l’un de ses poètes les plus secrets – et l’un des plus emblématiques.
É. D. : Sa publication en France a été erratique. Ce nouveau volume annonce-t-il la reprise des précédents morceaux traduits en français depuis 1973 et ces années 1945-1951 proposées par Lorand Gaspar au Mercure de France ?
G. O. : Les quatre premiers volumes (ceux repris dans l’édition française) couvraient respectivement les années 1925-1931, 1931-1934, 1934-1940 et 1941-1944. Le volume suivant, celui qui a été traduit par Lorand Gaspar, paru au Mercure en 1987, est le seul que Séféris ait été tout près de publier de son vivant – si le coup d’État des colonels, le 21 avril 1967, ne l’avait décidé à se renfermer dans le silence et, à l’exception d’un poème paru sur le tard dans un ouvrage collectif, à ne plus rien publier de son vivant. En guise de protestation contre un régime qu’il abhorrait (et qui le lui a rendu, en mettant fin à ses fonctions diplomatiques). Pour ce qui est des précédentes parutions en français, Denis Kohler a donné en 1988, sous le titre Pages de journal 1925-1971, et toujours au Mercure, un choix prélevé sur les sept premiers volumes de l’édition originale, les deux derniers n’étant parus qu’à une date toute récente. Un choix précieux, mais forcément éclectique. La question qui se posera pour le volume 2 est de savoir si on reprendra la traduction de Lorand Gaspar telle quelle, ou si l’entreprise méritera une nouvelle traduction, compte tenu des lumières nouvelles dont on dispose maintenant sur ces années-là.
É. D. : Quelles sont ces lumières nouvelles ?
G. O. : Il s’agit d’un éclairage nouveau, plutôt. Au sens où, quand Séféris s’apprêtait à faire paraître ce volume, dans les années 1960, de nombreux personnages qui y étaient cités étaient encore vivants et actifs. Pour ne blesser personne, il a donc eu recours à des pseudonymes dissimulant des personnes réelles sous des noms de mois… Plus d’un demi-siècle plus tard, ce jeu de cache-cache n’aurait plus grand sens. L’autre aspect a trait à la guerre civile qui a lacéré le pays dans ces années-là (de 1946 à 1949, en gros), et qui est très présente dans ces pages. Sans aller jusqu’à affirmer que la question est maintenant « dépassionnée », les recherches consacrées à cette période permettent de porter sur elle un regard, sinon serein, en tout cas plus équilibré qu’il ne l’était alors. Il serait donc possible de donner une version plus transparente et argumentée, moins cryptée, de ce volume – en attendant les suivants qui sont, dans l’édition originale, plus abondamment annotés.
É. D. : Qu’en est-il du caractère de laboratoire poétique de ce journal ?
G. O. : Il saute aux yeux dès les premières pages : la deuxième entrée du Journal tient en quatre vers, et c’est une contrerime à la Paul-Jean Toulet. Suivent au fil des jours des vers isolés, des réminiscences, des strophes qui semblent parfois calquées sur Frédéric Mistral ou Léon-Paul Fargue, des quatrains aux allures de chanson populaire, des haïkus composés à une époque où cette forme était encore méconnue, des pastiches, des premiers jets ou des essais encore tâtonnants, des ébauches de poèmes historiques, des traductions expérimentales, des distiques percutants – bref, c’est une sorte de festival. Sans parler de ses réflexions récurrentes sur la forme poétique en soi, de certaines analyses parfois très fines sur le vers de Valéry ou la poétique de T.S. Eliot, par exemple, et de la poésie donnée par surcroît, à la faveur d’une description ou de notes jetées en passant. Et dont on retrouve la teneur dans tels vers d’un poème publié des années plus tard, parfois. On le voit noter, le 1er mars 1927 : « Je n’aspire qu’à une seule chose, fabriquer des poèmes patiemment, avec obstination, en y consacrant des mois et des années, comme un Chinois ou un artisan maniaque… » Ce souci irrigue ou traverse toutes les pages de ce journal, même quand c’est pour s’indigner de ne pouvoir lui laisser la place qu’il mériterait.
E. D. : Vous êtes aussi poète et prosateur. Vous publiez ces jours La Nuit de Moyeuvre (Le Temps qu’il fait), consacré à l’exil. Entre l’exil de Séféris et celui qu’explore votre livre, peut-on voir un souci commun ?
G. O. : Cette Nuit de Moyeuvre à paraître est la version revue et augmentée d’un livre paru précédemment sous le même titre, chez le même éditeur. C’est un collage de textes en prose tournant autour de différents thèmes (le voyage en train, la vie de bureau, la Lorraine désindustrialisée, etc.), parmi lesquels une forme d’exil, oui. Même si celui-ci a peu à voir avec l’exil itinérant de Séféris, qui en a fait d’une certaine manière un art de vivre, de lire et d’écrire. Il se trouve que, pour des raisons professionnelles, de gagne-pain, j’ai aussi dû vivre longtemps à l’étranger, mais l’analogie s’arrête là : entre ce qui apparaît comme une véritable odyssée dans le cas de Séféris – aussi « diplomatique » fût-elle – et le sentiment de manque et d’étrangeté qu’on peut éprouver dans un pays limitrophe comme le Grand-Duché de Luxembourg, le fossé est sûrement profond. Certains mécanismes doivent être identiques malgré tout, en dépit de la différence d’échelle : quand les circonstances de la vie, comme on dit, amènent à vivre dans des lieux que nous n’avons pas vraiment choisis, il reste dans tous les cas la ressource de regarder autour de soi, jusqu’à ce que cet « autour-de-soi » finisse par devenir, sinon confortable, du moins reconnaissable et familier. Affranchi, par imprégnation, de l’étranger, même si l’étranger est bien sûr, et d’abord, et uniquement, celui qui se trouve là et regarde. Séféris écrit quelque part dans ses Journées, une fois revenu dans son pays : « Y a-t-il plus grande amertume que d’éprouver de la nostalgie pour le pays dans lequel tu vis ? » Toutes proportions gardées, il doit y avoir aussi une forme d’amertume à n’éprouver aucune nostalgie pour un pays dans lequel on a vécu, faute de mieux. Il n’empêche, il y a des curiosités salvatrices, et des états de manque qui, loin de les condamner, semblent ouvrir les écoutilles.
Eric Dussert
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