Russell Banks parvient, depuis trente-cinq ans, à concilier une véritable exigence littéraire avec des sujets qui taraudent le monde qui l’environne. C’est assurément un écrivain avec une fibre sociale, un dénonciateur de ce qui cloche dans la société américaine. Depuis Sous le règne de Bone, il s’est imposé comme l’écrivain des marges, le porte-voix des exclus du « bonheur américain ». C’est un écrivain des dysfonctionnements. Toujours, ses romans s’appuient sur des situations tangentes qui font basculer un destin individuel tout en offrant l’occasion d’une mise en abîme de ce qui ne va pas au pays du capitalisme roi.
Qu’ils soient les fils égarés d’Affliction ou les victimes impavides des Beaux Lendemains (deux livres excellemment adaptés au cinéma par Paul Schrader et Atom Egoyan), les personnages de ses livres vont à contre-courant et se débattent dans des univers qui ne sont pas à leur mesure ou qu’ils peinent à investir. Banks explore le désarroi d’une société opulente qui renie des parts d’elle-même, se raconte autrement qu’elle n’est. Son œuvre entière affirme la nécessité pour l’Amérique de s’inventer des mythes et une identité. Son roman sans doute le plus fort, celui qui a eu évidemment le moins de succès, le plus long et le plus ambitieux aussi, demeure l’étrange Pourfendeur de nuages, immense récit historique élaboré autour de la figure de John Brown, libérateur d’esclaves illuminé.
Rien ne serait plus erroné que de limiter Banks au réalisme, à une littérature documentaire ou bêtement moralisante. Ses livres expriment, à travers les voix, les visages et les vies des réprouvés, le besoin maladif de l’Amérique de combler le vide terrifiant sur lequel elle se bâtit, de donner une forme à une angoisse qui se dissimule derrière l’invention permanente d’histoires et de fables finalement illusoires. Tout est possible quelque part en Amérique, nous dit-il, parce qu’une bataille féroce s’y engage avec le vide. Dans cette lutte, certains triomphent, d’autres s’effondrent. Banks est le chantre des survivants. Son tour de force consiste à paraître absolument réaliste.
Les douze nouvelles qui composent Un membre permanent de la famille mettent en scène, à une échelle plus réduite, ce même désir de se dire autrement qu’on n’est, par le biais de l’enjolivement, de la fable minuscule. Tous les personnages de ces textes inégaux jouent sur le décalage entre ce qui se dit et ce qui semble être, sur les paradoxes d’individus qui cherchent leur propre parole. La voie des personnages de Banks se dessine dans leurs mensonges infimes, dans le dévoiement de leurs voix. Ces récits brefs racontent des dérives, des ratages, des essais désespérés pour sortir de soi, se hisser hors d’une réalité sordide. Une femme réalise que la mort subite de son époux la libère et lui ouvre une vie nouvelle ; un jeune garçon s’imagine un perroquet sur l’épaule dans une supérette ; un homme et une femme se rencontrent des années après une aventure manquée ; une femme confie à un certain Russell une histoire de droguée disparue… Chacun se raconte, s’invente, se dissimule, chacun esquive sa propre vérité.
L’une des qualités les plus frappantes de Banks, qui en fait un grand écrivain populaire, sorte de Zola mâtiné de punk, demeure l’immense talent dont il fait preuve dans la composition romanesque. On trouve cette virtuosité dans les récits enchâssés des commencements – Hamilton Starck ou Le Livre de la Jamaïque – comme dans l’équilibre des derniers romans, beaucoup moins heurtés – American Darling et Lointain souvenir de la peau. Le dynamisme qui les anime manque cruellement à ce recueil de nouvelles – soit que la forme convienne finalement assez peu à Banks, soit que l'idée même de nouvelle entre en conflit avec son œuvre. C’est, en effet, l’épaisseur de ses récits – même lorsqu’ils obéissent à un éclatement qui ressemble à une écriture de nouvelliste, comme dans Trailerpark – qui leur donne leur sens. Ici, le lecteur – qui risque de s’ennuyer ferme s’il ne le fait pas – est toujours tenté d’agréger les textes lui-même pour en faire un tissu fictionnel plus cohérent, leur donner de la densité.
Lire ces nouvelles, dont certaines s’embourbent dans des « trucs » narratifs un peu voyants, provoque la tentation permanente de corriger le texte : on s’imagine le peu qu’il faudrait pour qu'il gagne en puissance. Tout ici demeure en germe : bribes, morceaux avortés, simples idées développées un peu rapidement et qui pourraient trouver une place dans le pli d’un roman. Il manque un approfondissement et parfois de la nervosité. Banks demeure dans un entre-deux inconfortable, bizarre, peu naturel. C’est un peu comme si le livre allait – de même que le précédent recueil L’Ange sur le toit, paru en 2002 – contre l’œuvre elle-même, en en séparant étrangement les éléments. Écrire des nouvelles, ce n’est pas écrire des bouts de romans, ce n’est pas un pis-aller. Cela doit répondre à une nécessité – pour s’en convaincre, on lira celles d’Alice Munro, de John Updike ou de Richard Bausch –, à un choix esthétique résolu. Ces textes de Banks semblent mineurs, superflus, vagues toujours, pas très habilement composés. On remarquera, par ailleurs, que la durée de gestation de ses romans s’accroît chaque fois davantage… Peut-être ce recueil n’a-t-il d’autre explication que de faire « vivre » l’œuvre en attendant.
Hugo Pradelle
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