Le titre, un peu énigmatique, annonce quelque chose de différent. Le personnage sera étudié non généalogiquement, mais « géologiquement », donc par strates : l’auteur veut mettre en relief « les lignes directrices » qui ont sous-tendu sa vie. Mais si l’analyse est rigoureuse et objective, comme doit l’être toute démarche qui se veut scientifique (le livre est documenté), elle n’a pas la froideur qui pourrait être associée à une telle entreprise. Magrelli cerne parfaitement le caractère d’un personnage complexe, mais il définit de façon plus générale ce que peut être une relation privilégiée entre un père et un fils.
Le livre s’ouvre sur la reproduction des dessins de Giacinto Magrelli, dont on apprend ensuite que, s’il a été ingénieur, il aurait préféré être architecte. La visite des églises de Rome et du Latium, dont il analyse et commente les structures et la beauté, fait partie des « épiphanies » qui ponctuent les souvenirs filiaux. Pour Valerio enfant, Giacinto est « son bon roi », « son dieu ». Mais un dieu vengeur, un « Jupiter furieux » qui, ne supportant pas la moindre atteinte à la correction ou à la justice, n’hésite pas à rosser qui ne les respecte pas. Par exemple, un touriste allemand qui a tenté d’échapper à la file d’attente. Un bref rappel généalogique révèle que les Magrelli des générations précédentes étaient, eux aussi, des redresseurs de torts, ou des révolutionnaires. L’ingegnere a donc été, en toute logique, anti-mussolinien et résistant. Ce tempérament belliqueux, expression inconsciente d’un pessimisme foncier, n’exclut pas la bonté. On ne saurait dire « ce que ce caractère ulcéré renfermait de délicat et de tendre ». De toute sa vie, ce « fou furieux » n’a donné qu’une seule gifle (pas volée) à son fils. Travailleur consciencieux, bon mari et bon père, il n’en est pas moins « incapable de maîtriser la Réalité, et au lieu d’en prendre acte, il la défie ». Il gère très mal ses biens et sera maintes fois victime d’escrocs.
Ce père adoré occupe presque toute la place dans le récit. La vie de famille, « parfait quadrilatère de la schizophrénie », est à peine évoquée ; on sait seulement que les enfants se disputent sur la banquette arrière de la voiture pendant les promenades dominicales, et que les vacances d’été se passent dans un chalet des Apennins. La mère n’a droit qu’à une cinquantaine de lignes, et la « grand-mère cigarillo » semble mériter la haine que lui voue l’enfant Valerio.
Après l’évocation d’une vie longue et bien remplie, vient la « reconstruction de la déconstruction ». Notons que Magrelli a le sens de l’humour et de la formule percutante. Le père aborde alors « les plaines infinies de Parkinson ». Mais si l’auteur a refusé de l’idéaliser, il refuse tout autant de rendre sa dégradation tragique ou sa fin édifiante. Rien à voir avec les In memoriam larmoyants. La vieillesse est une « carte démagnétisée », c’est tout. La mort n’est pas en majesté : l’ouverture d’un tombeau inondé, où flottent quatre ou cinq bières abandonnées depuis dix ans, est une formalité comme une autre. La « réduction » des défunts est qualifiée de « transvasement de restes ». Et puis, les corps des grands-parents réduits en poussière reposent désormais sur le doux gazon qui a tapissé leur cercueil. La mort n’a rien de pathétique
Ce qui pourrait être un éloge funèbre est un hymne à la vie. Tout y est léger : chapitres courts, style bref. La traduction ne laisse rien perdre de cette vivacité ni de ces nuances délicates. Un dessin à la plume, une aquarelle, peut-être parce que le portraitiste est aussi poète. Quelques strophes rompent la monotonie de la prose, le dernier poème a la forme d’une coupe. De temps en temps, une phrase chante plus que les autres.
La mort est aussi naturelle que la vie, mais le fils finit quand même par pleurer, car le deuil est double : « Désir de l’évoquer, pourquoi ? Peut-être parce que je manque ? C’est comme si je souffrais de ma propre mort. En effet, à ses yeux, le mort c’est moi. Je l’ai perdu de même que lui m’a perdu, moi C’est comme si j’avais perdu, par un deuil réfléchi, une partie de moi. Et donc je pleure sur moi-même, bien plus que je ne pleure sur lui […] Désormais nous somme dépareillés, définitivement »
Peut-on imaginer fusion plus complète ?
Monique Baccelli
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