Cet Oranais qui aimait tant Paris, où il vivait depuis 1967, dont il aimait les ponts, la Seine qui fleurait bon la mer, était un écrivain rétif – à la langue, le français, dont pourtant il usait pour écrire son œuvre, peut-être même à la littérature quand elle le concernait, qu’il en était l’auteur.
Pour quelles raisons ? C’est la question que je me suis posée très vite quand je l’ai rencontré en juillet 2011, dans la belle ville médiévale de Lodève où avait lieu le festival de poésie « Voix de la Méditerranée ».
La personnalité de Malek Alloula était à la fois discrète et rayonnante. Il ne se mettait jamais en avant, parlait peu de ses écrits, à tel point qu’on avait l’impression saugrenue qu’à ses yeux ils manquaient d’importance. « À Oran, nous avons une belle expression qui vise tous les parleurs et surtout les beaux parleurs, les “aras”, que nous orthographions “aghas”, depuis l’époque turque. » (1)
En revanche, il contait de nombreuses anecdotes sur son enfance et sur sa ville d’Oran, il donnait des recettes de cuisine oranaises (2), lui qui mangeait si peu, avec une fraîcheur, un humour et un sens du récit qui faisaient rechercher sa présence. Il parlait à chacun, serveurs au restaurant, vendeurs à l’étalage, patrons de bar, libraires, poètes, avec une insouciance, une chaleur contagieuse.
C’était pourtant un homme secret, et à ce titre il intriguait son public préféré, celui que nous constituions, en ce mois de juillet 2011, Vincent Gimeno Pons (3) et moi. « Pourquoi ne pas écrire ce que tu nous racontes ? », demandions-nous sans cesse en réclamant d’autres histoires : celle de la mère qui, à Oran, malgré sa pauvreté, ne savait pas dire non à l’ami de passage et pas même à l’intrus, au point, grondait le père, qu’il ne resterait plus que « des briques à manger » à la table familiale ; celles des bains au hammam où les petits garçons avaient le droit d’accompagner leurs mères aussi longtemps qu’ils ne manifestaient aucun émoi notable ; celle du vieux paysan revenu d’une des guerres déclenchées en Europe, désormais immobile et muet devant son champ abandonné.
« Le premier et seul livre que je trouvai chez moi lorsque j’étais enfant, me raconta plus tard Malek, ne montrait justement que des villes bombardées, réduites à des ruines. Pour quelles raisons ? Je ne comprenais pas : le commentaire qui les accompagnait était en allemand. »
Il avait le projet d’écrire à ce sujet un texte et même un livre ; celui-là, comme d’autres, attendait, en réserve. « Écris-les donc, écris ». Il haussait les épaules, demeurait silencieux, puis commençait à expliquer que sa langue maternelle, un arabe dialectal oranais, était celle qu’enfant il entendait parler chez lui. Une langue non écrite. À l’école, il avait découvert et appris le français mais il connaissait mal l’arabe classique. Écrire en langue française était pour lui inévitable. Ce qui n’alla pas sans dilemme ni culpabilité : « À l’exception de mon père, ma famille et mes très proches parents furent analphabètes et le demeurèrent leur vie durant. Aussi, très tôt s’imposa à moi l’idée, la profonde certitude qu’écrire ou lire le français correspondait à juger ma mère. J’en étais convaincu : je la trahissais. Je trahissais irrémédiablement les miens. »
Bien qu’écrivain de langue française, il refusait absolument d’être considéré comme francophone, il se voulait à part, « franco-aphone », comme il disait, sa langue maternelle étant la seule vivante mais, puisque non écrite, condamnée à rester en dessous et fantôme, alors que la française, qui était au-dessus, ne vivait « que d’être irrémédiablement visible » (4).
Une angoisse, un rejet, une position d’écart voulue et assumée qui eurent des conséquences : « Je verrouillais ma propre écriture… j’en empêchais l’accès par divers moyens stylistiquement dissuasifs. » À son propre silence, à son quasi-autisme (c’est le terme qu’il emploie) correspondait parfois le silence de l’autre, comme dans la bouleversante nouvelle « On vous parle d’Oran », où justement, au bout du fil, personne ne parlait. Jusqu’au dernier appel, dont l’auteur ne dit rien. Mais le lecteur comprend qu’il annonçait la mort du frère bien-aimé, metteur en scène connu, assassiné en Algérie.
Puis ce fut à Berlin l’étonnant surgissement du récitatif « Dans tout ce blanc », écrit lors d’un premier séjour en 2011 alors qu’il était en résidence (5), et poursuivi, toujours à Berlin, mais cette fois en 2014, par « Il vient ». Il en était lui-même surpris et ému. Quel fut l’événement ou le faisceau d’événements qui provoqua cette libération littéraire, cet apaisement de l’écriture ? Et, semble-t-il, allant de pair, un amoindrissement de la souffrance intime ?
Dans tout ce blanc, dont j’avais publié un large extrait dès l’automne 2011 sur le blog de La Quinzaine littéraire, se présente sous la forme de vers brefs, à la scansion répétitive, obsessionnelle, et déroulant une phrase unique, prononcée par une femme. C’est là l’étrangeté de ce poème d’amour, murmuré ou chanté ou crié, de ce poème ressac qui hésite, se répète, s’interrompt, face à la mer omniprésente, avec en point de mire
« ce blanc sans nuance
qui vient vers moi
vient vers moi »
et ressemble à la mort. On pense aussi à elle, et même davantage, dans le poème suivant, « Il vient », « à l’ossature tellurique », comme l’écrit dans sa postface Ghislain Ripault. Le « il » impersonnel, météorologique, amène la foudre, la fougue, presque une fin du monde cataclysmique mais sereine ; apte à se retourner, se transformer en rituel
« du lavement des morts …
(qui fait) d’un linceul un cocon de nymphe
pour une résurrection promise
tout comme ici-bas après moisson
nos pluies laveuses métaphoriques
préparent nos terres
aux beautés éclatantes de leur résurrection. »
C’est sur ce mot, « résurrection », dans un poème final, que Malek Alloula a pris congé de nous.
- Entretien réalisé en 2011 par Yamna Chadli Abdelkader et publié au Royaume-Uni dans la revue internationale Présence francophone (College of the Holy Cross, n° 82, juin 2014).
- Des recettes qu’on retrouve dans son livre Les Festins de l’exil, éd. Françoise Truffaut, 2003.
- Délégué général du Marché de la Poésie depuis 2004.
- « La langue fantôme », in Le Cri de Tarzan, la nuit, dans un village oranais, Barzakh, Alger, 2008.
- Dans le cadre du DAAD (Office allemand d’échanges universitaires).
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