Pour ne pas en finir avec Proust

Article publié dans le n°1165 (16 janv. 2017) de Quinzaines

À la recherche du temps perdu suit un parcours a priori simple, qui conduit vers le temps retrouvé. Des traditions éditoriales successives nous ont proposé ce modèle. La réalité est plus complexe ; deux récentes publications invitent à reconsidérer les pierres angulaires de l’édifice.
Nathalie Mauriac-Dyer
Proust inachevé : le dossier « Albertine disparue » (Honoré Champion)
Luzius Keller
Lire, traduire, éditer Proust (Classiques Garnier)
À la recherche du temps perdu suit un parcours a priori simple, qui conduit vers le temps retrouvé. Des traditions éditoriales successives nous ont proposé ce modèle. La réalité est plus complexe ; deux récentes publications invitent à reconsidérer les pierres angulaires de l’édifice.

À la recherche du temps perdu est l’œuvre d’une vie. Proust y a consacré près de quinze années, prévoyant assez rapidement quel pourrait être le plan de l’ensemble. Mais une vie n’y a pas suffi et le chantier a été interrompu par son décès en 1922. L’inachèvement de ce monument a fait couler beaucoup d’encre. Car si Proust a clairement manifesté son intention de terminer un cycle romanesque, pouvons-nous réellement lire cet ensemble si l’auteur lui-même n’y a pas mis la dernière main ? Deux essais récents reviennent sur ce problème et dressent l’historique de ce projet avant d’émettre des suggestions d’édition. Celui de Luzius Keller lie intimement les problèmes d’édition à ceux de l’interprétation. La nouvelle édition de celui de Nathalie Mauriac-Dyer (initialement publié en 2005) aborde également cette problématique, et tente d’apprécier le rôle joué par les différents manuscrits ou par les différentes dactylographies, et l’intention de l’auteur apparait dans certaines de ces étapes.

De même que d'autres cycles romanesques tels que Les Rougon-Macquart de Zola et La Comédie humaine de Balzac, À la recherche du temps perdu a connu plusieurs agencements éditoriaux. Que le lecteur ouvre cet ensemble dans deux éditions, et il ne pourra que constater les différences, présentes ne serait-ce que dans la table des matières. Proust n’a achevé que Du côté de chez Swann, À l’ombre des jeunes filles en fleurs, Le Côté de Guermantes I et II et Sodome et Gomorrhe I et II. Les autres romans qui complètent traditionnellement le cycle ont paru à titre posthume : Sodome et Gomorrhe III, La Prisonnière, Albertine disparue et Le Temps retrouvé. Les titres peuvent être amenés à varier (selon le document pris pour base par l’éditeur, voire selon les mentions apportées par Proust dans sa correspondance), le contenu lui-même peut considérablement différer et des regroupements (pas toujours pertinents) peuvent être réalisés.

Luzius Keller, qui a traduit et édité l’œuvre de Proust en allemand, consacre la première partie de son ouvrage au problème éditorial, et plus particulièrement aux leçons textuelles : les documents préparatoires d’un écrivain sont toujours délicats à déchiffrer, et les erreurs de relecture se sont accumulées, les éditeurs reprenant parfois les leçons erronées de leurs prédécesseurs. Son minutieux travail de relecture a permis d’apporter un nombre important de rectifications (lorsque l’éditeur avait lu « messages » pour « mésanges », « ennui » pour « envie », etc.), d’identifications de télescopages et d’autres erreurs typiques que l’on retrouve sur les manuscrits d’auteurs mais aussi sur les dactylographies établies par les secrétaires.

Mais l’apport principal des essais de Mauriac-Dyer et de Keller réside dans leur réflexion sur la question de l’achèvement de l’ensemble romanesque proustien. Cette question est d’autant plus délicate que la tradition éditoriale, ébauchée par le frère de Marcel Proust, consistait à proposer une architecture achevée, définitive. Et le mot « fin » ne figurait-il pas sur un manuscrit ? Cet argument n’est plus valable aujourd’hui, ne serait-ce que parce que le mot « fin » avait été placé non pour signifier l’achèvement mais pour fixer un objectif. L’ensemble est donc clairement interrompu. Plus problématique, cette interruption ne fut pas linéaire : Proust n’a pas laissé à la postérité une œuvre arrêtée au cours de son écriture ; il a laissé une somme de projets, et parfois plusieurs feuillets concernant un même épisode. Si bien qu’on pourrait se demander si Proust avait lui-même sa « fin » en tête (Keller intitule justement l’un de ses chapitres « Infinitude chez Proust »). Les universitaires se changent alors en enquêteurs, et examinent ces contradictions (en particulier dans le cas de l’épisode du « séjour à Venise »). En effet, tout le problème est de savoir comment présenter l’ensemble au lecteur. Historiquement, les propositions furent nombreuses, car il fallait se pencher sur autant de problèmes : faut-il achever l’œuvre pour que le lecteur ait entre les mains un roman avec un début et une fin ? faut-il présenter l’ensemble des documents préparatoires quitte à prendre des libertés avec l’illusion romanesque ? faut-il reproduire tous les épisodes (correspondant à autant de versions manuscrites ou dactylographiées) lorsqu’ils présentent clairement une incohérence narrative ? faut-il reconstituer le parcours intentionnel de Proust ? faut-il distinguer les romans achevés des romans inachevés ?

Les deux essais de Mauriac-Dyer et de Keller appellent à de nouvelles éditions, et prolongent la réflexion en apportant des éléments que les universitaires et futurs éditeurs ne devraient pas ignorer. Ils appellent à une réflexion collective pour donner une édition qui permette enfin au lecteur de se figurer clairement l’inachèvement de l’ensemble. À ce titre, l’un des principaux mérites de Nathalie Mauriac-Dyer est d’avoir montré le rôle clef joué par les manuscrits et dactylographies d’Albertine disparue. Ce serait autour de ce projet de roman que l’œuvre de Proust s’articulerait, et aurait d’ailleurs pris une nouvelle tournure. La consultation des documents inachevés pourrait même montrer une réorientation du cycle à partir d’Albertine disparue. Il faudrait alors reconsidérer l’articulation des romans généralement publiés.

Le défi qui se présente est alors colossal puisque l’éditeur doit trouver une solution pour publier une œuvre en devenir, un projet. Et l’enjeu interprétatif est majeur, car, il semble qu’il faille le rappeler, toute interprétation nait nécessairement du texte – choisi et établi par l’éditeur – que le lecteur a entre les mains.

Dans l’attente de prochaines éditions susceptibles de répondre aux problèmes identifiés, nous avons posé à Nathalie Mauriac-Dyer et à Luzius Keller la question suivante : quelle édition suggéreriezvous à un curieux pour découvrir l’œuvre de Proust ?

Nathalie Mauriac-Dyer : Pour découvrir Proust, choisir une édition avec le moins de notes possible : celle de la première Pléiade en 3 tomes (1954) est parfaite. Les notes des éditions récentes sont passionnantes, certes, mais, pour une première lecture, elles gâchent les surprises ménagées par Proust. Si on va jusqu’à La Prisonnière, poursuivre avec l’Albertine disparue de Grasset (1987) : on obtient ainsi le Sodome et Gomorrhe III qu’avait prévu mais que n’a jamais fini Proust en 1922. Puis revenir au tome 3 de la Pléiade et lire La Fugitive (soit les cahiers manuscrits d’Albertine disparue), avant Le Temps retrouvé.

Luzius Keller : Il existe plusieurs éditions facilement accessibles. Qui veut connaître le texte canonique, celui qui correspond à celui publié dans la Pléiade, choisira « Folio ». Mais qui veut connaître le texte tel que Proust nous l’a laissé lira l’édition du Livre de poche classique. Là on peut se rendre compte que la Recherche est une œuvre inachevée, que Proust a sensiblement changé le texte de son manuscrit en vue de la publication du volume qui devrait faire suite à La Prisonnière – sans avoir eu le temps d’établir le rapport entre la partie corrigée et la fin de l’œuvre. Cette édition donne à lire soit la dactylographie corrigée intitulée (par l’auteur) Albertine disparue, soit la version du manuscrit intitulé (par les éditeurs) La Fugitive.

Eddie Breuil

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