Lacan, dira-t-on, est difficile à comprendre. Exposer ses nombreuses trouvailles conceptuelles (le stade du miroir, l’objet a, la lalangue, le Nom-du-Père, le corps morcelé, etc.) est un véritable défi. Le prisme choisi, celui des œuvres d’art dont il a parlé et d’autres plus contemporaines qu’il n’a pas pu connaître, nous convie à parcourir les étapes d’une pensée qui reste méconnue. L’idée de cette exposition vient de Gérard Wajcman qui a connu et fréquenté Jacques Lacan, un penseur mémorable qui devait faire selon lui l’objet d’une curiosité et d’un regain d’intérêt. Chiara Parisi, directrice du centre Pompidou-Metz, la psychanalyste Paz Corona et les commissaires Marie-Laure Bernadac et Bernard Marcadé ont saisi la balle au bond en déclinant trois angles d’approche : le regard que Lacan a porté sur l’art, les artistes qu’il a inspirés, ainsi qu’un choix d’œuvres qui entrent en résonance avec certains concepts lacaniens.
Dès l’entrée, la parole de Lacan sollicite l’attention : la singularité de son phrasé, ses pauses, ses sautes de ton la rendaient toujours inattendue – Philippe Sollers, qui avait suivi les séminaires, l’a décrite avec justesse dans son hommage à Lacan reproduit dans le catalogue. La reconstitution d’un cabinet de psychanalyste, que réplique un miroir par Leandro Erlich (2005), enracine cette parole dans une pratique essentiellement vouée à l’écoute. Impossible d’exposer au public la relation de transfert psychanalytique. L’art, objet de regard, sert d’objet transférentiel – pour le dire comme Paul Claudel : « L’œil écoute ».
Depuis Freud, la psychanalyse a été conçue comme un discours qui pouvait s’emparer des œuvres d’art pour leur donner du sens. Rien de tel chez Lacan. L’art, il l’a souvent répété, précède toujours l’analyste et lui fraie la voie. De nombreuses œuvres sont des formations signifiantes où l’inconscient se révèle avant toute tentative d’interprétation. Lacan a souvent pris en exemple des œuvres classiques : La Sainte Thérèse du Bernin figure l’extase, le Saint Georges du Carpaccio montre le corps morcelé, Les Ambassadeurs de Holbein avec leur anamorphose centrale, à la lettre, invisible, le déni, Les Ménines de Vélasquez capturent les aventures du regard… Œuvres emblématiques de moments de la pensée lacanienne, elles ne sont pas, et pour cause, présentes dans l’exposition. Seul témoignage de l’art classique, le Narcisse du Caravage est présenté dans la section sur « le stade du miroir » que Lacan avait pensé « comme formateur de la fonction du Je » – le Je comme fonction qui disloque toute prétention à l’identité. Le miroir inaugure non le rapport à notre image mais à l’image en général.
Personne n’est parfait
Des associations libres président aux rencontres d’œuvres qui déclinent différents thèmes lacaniens. On voit un extrait de Masculin Féminin de Jean-Luc Godard où Jean-Pierre Léaud déclare : « Dans masculin, il y a masque et cul. » Et dans féminin, lui demande-t-on ? « Dans féminin, il n’y a rien. » Ce rien est déjà quelque chose qu’il faut bien remplir par des artifices : d’où la notion que Lacan a empruntée à la psychanalyste Joan Rivière de « féminité comme mascarade », signifiant pour elle un « paraître qui se substitue à l’avoir pour masquer le manque ». La mascarade joue à un niveau non plus imaginaire mais symbolique.
« La femme n’existe pas », formule de Lacan encore discutée – surtout depuis la vogue de la théorie du genre difficile à rendre compatible avec sa pensée. Lacan « précurseur de la théorie du genre » ? Cette assertion du catalogue de l’exposition suppose d’accepter l’idée de « précurseur », qui est le plus souvent réfutée dans l’histoire des idées. Et la pensée de Lacan, bien antérieure à ce questionnement, maintient la dualité des sexes.
De très nombreuses artistes viennent illustrer des procédures de construction de l’image féminine : Annette Messager, Cindy Sherman, Orlan grimée en sainte Thérèse, Marcel Duchamp en RRose Sélavy, Hélène Delprat copiant et parodiant l’érotomane Pierre Molinier. Mais toutes ces formes d’apparition du féminin indiquent un problème qu’a bien formulé Michel Journiac dans son Hommage à Freud, Constat critique d’une mythologie travestie, une série de photographies où il s’est grimé en son père et en sa mère.
La possibilité d’imager l’autre n’a pas qu’une seule fonction : un homme qui se travestit n’est pas comme une femme qui s’affiche comme telle par sa mascarade. Si ces exhibitions artistiques insistent d’abord sur la vacuité de l’apparence comme leurre, le travestissement ou le simulacre ne relèvent pas de la mascarade. Le devenir-femme d’hommes comme Urs Lüthi, grand expert en métamorphoses, est-il à sa place dans ces images affectées d’une femme qui n’existe décidément pas ? Le mot de la fin à propos de ces jeux d’images serait celui qui clôt Certains l’aiment chaud de Billy Wilder quand Jack Lemmon s’écrie : « Mais je suis un homme ! » pour s’entendre répondre : « Personne n’est parfait ! »
Voir n’est pas regarder
L’usage lacanien du langage et sa passion du signifiant convoque des artistes que fascinent les usages de la langue par le parlêtre : René Magritte, qui en est l’initiateur avec son tableau Querelle des Universaux (1928), la dissémination spatiale du verbe chez le Mallarmé d’ « Un coup de dés »… occulté par Marcel Broodthaers, les jeux de langage de Michel Leiris (Glossaire – j’y serre mes gloses), la facétie verbale de Clovis Trouille Oh ! Calcutta ! Calcutta ! Chaque étape de l’exposition suscite un travail réflexif auquel des artistes nous convient, chacun à leur manière, même si la pensée de Lacan a aussi suscité des critiques de certains d’entre eux.
Le Nom-du-Père, concept liant le symbolique à la fonction paternelle, se voit transformé en un Non du Père, ou plutôt Non au Père, par des artistes femmes lorsque Louise Bourgeois ou Niki de Saint Phalle manifestent leur rébellion contre l’ordre paternel.
Lacan ne se dilue pas dans le féminisme ; et pourtant le féminin a été sa passion. L’Origine du monde de Courbet, tableau acquis en 1955 par Lacan, dont le titre même est un cache-sexe, n’était présentable qu’avec un cache peint par André Masson, beau-frère et ami de Lacan. Cette nudité frontale agit-elle encore comme la révélation qu’elle fut ? Au début de l’exposition, la fascination de Gaëtan Gatian de Clérambault, le psychiatre qui fut le maître incontesté de Lacan, pour les drapés qui recouvraient de la tête aux pieds les femmes algériennes qu’il avait photographiées en grand nombre, silhouettes absentes comme des fantômes entièrement voilés de blanc, fait voir que la nudité ne peut apparaître a contrario que comme la fin d’un processus de dévoilement.
Lacan reprend l'idée freudienne de pulsion scopique, au-delà du plaisir voyeuriste, comme désir de s'approprier ce que l'on regarde : ce que l'on voit nous saisit de façon mortifère, et la sculpture de Giacometti Pointe à l'œil qui voisine avec un extrait du film de Michaël Powell Le Voyeur (1960), où le cameraman enregistre l'agonie de femmes qu'il filme, illustre bien la composante agressive de cette pulsion. Beaucoup d’œuvres présentées introduisent plus qu’elles n’illustrent les concepts fondamentaux de la psychanalyse selon Lacan. Beaucoup sont subversives et choquantes à dessein. Si l’on n’a pas vraiment compris Lacan en sortant de cette exposition, on reste curieux de trouver ce qui peut bien relier les objets réunis dans ce grand cabinet de curiosités, qui est aussi une traversée originale du XXe siècle. C’est une exposition à voir… et à revoir.
Claire Margat
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