L’auteure de Peut-être Esther est née en 1970 à Kiev, alors en Union soviétique, dans une famille juive. Elle a choisi la langue allemande, qui n’est pas sa langue maternelle, choix peu courant, même si le fait de naître à l’intersection des rue Liebknecht et Engels a dû jouer son rôle : « Je me suis ralliée à l’allemand comme si la lutte contre le mutisme continuait, car l’allemand niemetski est en russe la langue des muets, les Allemands sont pour nous les muets, nemoï nemets, l’Allemand ne peut pas du tout parler. Cette langue allemande représentait pour moi une baguette de sourcier dans la quête des miens, qui, des siècles durant, avaient appris à parler à des enfants sourds-muets, à croire que je devais apprendre cet allemand muet pour pouvoir parler, et je ne m’expliquais pas ce souhait. »
La famille de Katja Petrowskaja comprenait donc des enseignants dédiés aux sourds-muets, et sa grand-mère avait bien connu Janusz Korczak, son voisin à Varsovie. Elle avait tôt quitté la ville, puis échappé au siège de Leningrad avec les enfants dont elle avait la charge. Un hasard parmi tant d’autres qui vous faisaient basculer de tel ou tel côté, horreur ou survie miraculeuse. La mémoire qu’on gardait de cette existence était assez confuse ou tortueuse, parfois trouée : « Un beau jour, tous ces parents – ceux d’un passé enfoui – ont surgi devant moi. Ils ont marmonné leurs bonnes nouvelles dans des langues qui semblaient familières, et j’ai pensé qu’avec eux j’allais faire fleurir l’arbre familial, combler le manque, guérir le sentiment de perte, mais ils restaient devant moi en masse compacte, sans visage et sans histoire, comme des lucioles du passé qui éclairent de petites surfaces autour d’elles, quelques rues ou événements, mais ne s’éclairent pas elles-mêmes. »
Le texte est à la mesure de ce qu’il raconte : parfois constitué de fragments remplis de questions sans réponses, ou écrit d’un jet dans un paragraphe qui restitue la confusion des rêveries, des souvenirs rapportés, des tentatives pour ordonner ce qui doit l’être. Quelques photos également donnent une image de ces êtres disparus. Mais aussi, comme tout récit écrit bien après les faits, celui-ci vise à ordonner, à donner des repères solides, et l’on retrouve, partie du livre après partie, l’histoire d’un ancêtre, du côté paternel ou maternel ; l’épopée prend forme. Le mot « épopée » n’est pas usurpé. L’auteure fait quelquefois référence à Homère, se compare à Achille en raison d’une fragilité commune, mais surtout raconte des instants exceptionnels. Prenons l’existence du grand-père Dedouchka, Ukrainien peu bavard qui aura connu Mauthausen avant de se retrouver au goulag parce qu’il avait été fait prisonnier par les Allemands. Sa seule aventure ferait la matière d’un grand roman. Et on croirait qu’elle est inventée. Sa traversée du continent, les rencontres, les moments tragiques qu’il vit ou voit, dépassent l’entendement. La narratrice enfant ne le perçoit que comme un taiseux très doux qui cultive son bout de jardin dans la périphérie de Kiev.
Des expériences semblables à la sienne, le récit en est truffé, et on lira l’histoire de Mira, une amie de la famille vivant désormais aux États-Unis, avec le même sentiment de sidération. Elle aurait pu mourir dix fois, dans le ghetto de Varsovie, dans l’un des cinq camps de concentration ou lors de la marche de la mort qu’elle a dû affronter. Elle a survécu. La narratrice n’en est que plus troublée quant au sort de certains membres de sa famille. Elle écrit pour donner forme à ce que par ailleurs elle nomme « dentelle » : « J’ai toujours voulu m’occuper d’Histoire, m’a dit mon père mais je n’ai jamais voulu qu’elle s’occupe de moi, et il a dit aussi qu’on n’avait pas besoin de famille pour avoir un rapport à l’Histoire. Et j’ai dit Si, moi j’ai ce penchant, je veux tout inscrire dans un vaste panorama, comme si nous nous trouvions nous-mêmes dans la rose des vents des événements, fût-ce à cause d’un parent fou dont nous ne pouvons rien apprendre. »
Ce parent fou auquel elle fait allusion est son grand-oncle Judas Stern, qui a tiré sur le conseiller d’ambassade allemand à Moscou en mars 1932. La narratrice enquête sur ce « Meschugge », ce fou dont la famille n’est pas trop fière. Elle interroge son grand-père, puis retrouve les archives, tout ayant été conservé en Allemagne. Les minutes du procès qui s’est déroulé à Moscou sont éloquentes. Stern, qui a failli provoquer un conflit entre l’Union soviétique et l’Allemagne, n’a pas beaucoup d’arguments. Il fait même rire la salle par ses réponses. Ce en quoi la narratrice retrouve en lui un juif fidèle à la tradition : « Une plaisanterie importe davantage qu’une vraie réponse, la parole a plus de valeur que le résultat. » On pourra appliquer cette sorte de maxime à son récit entier : les chemins détournés qu’elle emprunte pour savoir, l’humour qui teinte bien des pages du livre, notamment quand elle mène ses recherches sur internet, tempèrent la gravité du propos. L’humour noir est l’une de ses armes. Ainsi, sur le moteur de recherche, le nom de Varsovie apparaît vite associé au mot « ghetto » : « Le touriste doit décider avec quelle catastrophe il entre dans la ville, l’insurrection de Varsovie ou le ghetto, comme s’il y avait eu deux Varsovie, et certains prétendent qu’il y en a effectivement eu deux, séparées par l’espace et le temps. » Le présent parasite le passé, provoque des détours ou détournements et Katja Petrowskaja ne les évite pas, montrant ainsi comment son récit se construit, en marchant.
Dans ce livre très riche en histoires, en anecdotes, en digressions (qui n’en sont pas), on marche beaucoup et, comme elle l’écrit de son grand-père, « je rêve comme un vagabond, somnambule avec ma besace, gaiement, en flottant ». Elle aussi marche à Mauthausen, comme elle a marché à Varsovie ou à Kiev, pour retrouver Esther qui ne pouvait marcher. Cette grand-mère, qui n’a pas voulu quitter la capitale ukrainienne quand elle le pouvait encore, « repose » dans le ravin de Babi Yar. Les parents de la narratrice ne veulent pas employer le terme exact – « assassinée » –, comme s’ils craignaient de déranger. La narratrice use des mots adéquats, et s’interroge, dans un très beau paragraphe, sur les témoins invisibles, « masse sans visage », qui ont vu la vieille dame marcher dans la ville : « Ce sont les derniers conteurs. Où ont-ils tous déménagé ? »
Norbert Czarny
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