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Qui étaient les « malgré-nous » ? Entretien avec Joël Egloff

Joël Egloff est écrivain et scénariste. Dans son cinquième roman publié chez Buchet-Chastel, il relate une histoire de la Seconde Guerre mondiale basée sur les souvenirs de sa famille.
Joël Egloff
Ces féroces soldats
Joël Egloff est écrivain et scénariste. Dans son cinquième roman publié chez Buchet-Chastel, il relate une histoire de la Seconde Guerre mondiale basée sur les souvenirs de sa famille.

Velimir Mladenović : Comment définiriez-vous votre nouveau livre : roman, récit ou témoignage ?

Joël Egloff : C’est une question qu’on me pose souvent, ces derniers temps. À vrai dire, je n’y avais pas réfléchi auparavant. Cependant, la matière première du livre, ce sont les témoignages de mes parents auxquels je me suis interdit d’ajouter quoi que ce soit, en ce qui concerne les faits, par respect pour ce qu’ils avaient vécu, et parce que cette histoire, bien que réelle, est on ne peut plus romanesque, sans qu’on ait besoin d’y ajouter quoi que ce soit. Je crois que cela n’aurait pas eu de sens de combler les vides et de remplacer les pièces manquantes par de la fiction, au risque de brouiller les cartes, et que le lecteur finisse par être complètement perdu et ne sache plus distinguer ce qui est inventé de ce qui est réel. Ce travail de mémoire, que j’ai voulu faire, était difficilement compatible avec la fiction. Je dirais donc que c’est un récit, mais un récit que j’ai voulu littéraire, par la façon dont j’essaie de me placer au plus près de mes personnages, en tentant d’être le plus juste possible dans la manière dont je dépeins ce qu’a pu être le ressenti de mes parents durant les événements qu’ils ont traversés. Je me mets également en scène en train de construire ce livre, en train d’enquêter, de me poser des questions, de formuler des hypothèses.

V. M. : On peut également lire votre ouvrage comme un hommage à vos parents ?

J. E. : Bien sûr, c’est également un hommage. Un hommage à ce qu’ils ont vécu et enduré, en tant que réfugiés, d’abord, dès le début de la guerre, puis, durant l’annexion de leur territoire, avec ce quotidien sous le joug nazi, et enfin pour mon père en tant que malgré-nous. Ce livre, c’est d’ailleurs une façon de lui donner la parole, et plus largement de donner la parole à tous ceux qui ont subi cette condition de « malgré-nous » et qu’on a condamnés au silence, en quelque sorte, parce que leur histoire ne collait pas avec ce qu’on avait envie de retenir de cette guerre et le roman national qu’on commençait à écrire sur cette période. Ce sont des gens dont on n’a pas voulu écouter l’histoire complexe et la souffrance, et par ignorance, amalgame ou manichéisme, on a bien souvent considéré qu’ils étaient suspects. C’est pourquoi ils se sont tus. Ce livre, c’est donc à la fois un hommage et une revanche sur le silence. Une invitation à la pensée complexe également.

V. M. : Pourriez-vous éclaircir le phénomène méconnu des « malgré-nous » ?

J. E. : Les malgré-nous sont ces jeunes gens d’Alsace et de Moselle (les territoires français annexés par le Reich en juillet 1940) qui ont été incorporés de force dans la Wehrmacht, ou même dans la Waffen-SS, à partir du mois d’août 1942. Les nazis instaurent alors des lois qui établissent une responsabilité collective de la famille, ce qui leur permet, en cas d’insoumission ou de désertion de ces jeunes, d’effectuer des représailles sur les familles : des déportations en camp de travail, en Poméranie, en Silésie ou dans les Sudètes, notamment, ou dans des camps de redressement, après qu’on leur a confisqué leurs biens. C’est donc par esprit de sacrifice que ces jeunes gens sont partis à l’armée, puis au front, pour protéger les leurs, ce qui est terriblement lourd à porter quand on n’a que dix-sept ou dix-huit ans. On dénombre environ 130 000 malgré-nous. 100 000 en Alsace et 30 000 en Moselle. 40 000 d’entre eux ne sont jamais revenus, morts sur le front ou portés disparus. Cela n’a pas seulement concerné ces deux territoires français d’ailleurs, mais toutes les régions ou pays annexés par le Reich à cette époque. Voilà ce qu’ont été les malgré-nous : des déportés militaires, tout simplement, des jeunes gens victimes de l’absurdité de la guerre, et qui sont partis combattre sans autre cause à défendre que celle de leur propre survie. Il faut noter, encore, que cela n’a pas concerné que les hommes. Même si elles n’ont pas été envoyées au front véritablement, des femmes, aussi, ont été incorporées de force dans différentes structures nazies.

V. M. : Vous décrivez minutieusement la vie quotidienne sous la botte de l’Allemagne nazie dans votre « village à l’heure allemande » (comme disait l’écrivain Jean-Louis Bory). Quel est l'impact des romans de guerre sur notre compréhension du monde contemporain ? Vous parlez d’anomalie de l’histoire...

J. E. : Je dis que les malgré-nous sont une anomalie de l’histoire, en ce sens qu’ils viennent troubler le récit parfois trop simpliste ou trop manichéen qu’on voudrait faire de la guerre, ou qu’on a voulu en faire, à une certaine époque du moins. Je ne suis pas un spécialiste des romans de guerre, et j’aurais du mal à mesurer leur impact dans la société, mais force est de constater, malheureusement, qu’ils ne nous ont pas aidés à comprendre grand-chose. La situation internationale nous le montre. Les choses semblent se répéter et se rejouer sans cesse.

Velimir Mladenović

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