Voici un ouvrage original, hybride entre travail sociologique, récit de voyage et documentaire photographique et déployé suivant trois axes d’analyse : le travail, lessciences et le débat public. Plutôt que sur l’exceptionnel, l’auteur a choisi de porter un regard ethnographique plus que sociologique, sur les pratiques quotidiennes de gens vivant en Patagonie argentine, dans la Peninsula Valdès, parc naturel classé au patrimoine mondial de l’Unesco ; gens travaillant dans le tourisme, capitaines d’avistaje (s’approcher en bateau au plus près des baleines), photographes semi-professionnels, biologistes ordinaires. Selon Igor Babou, il n’est pas possible « de détacher l’analyse des relations entre les hommes et la nature d’une éthique de la rationalité et d’une dénonciation de la domination ». Ils’agit de trouver une cohérence entre l’ambition de produire une connaissance et le processus qui mène à cette dernière. « Me atrapo del lugar », j’ai été attrapé par le lieu. C’est d’abord le lieu qui retient capitaines, guides,scientifiques, puis après la rencontre avec les baleines, il s’agit d’y rester.
Pourtant, ce lieu n’est pas une sorte de Paradis perdu, aux confins de la Patagonie argentine ; y vit un collectif d’animaux (baleines et goélands sont les deux espèces emblématiques) et d’humains (plongeurs, guides, biologistes) au cœur d’une stratégie de développement touristique, planifiée depuis plus d’un demi-siècle. Les hommes expriment leur douleur face aux blessures cruelles infligées aux baleines par les goélands. L’analyse de ces relations complexes entre humains et animaux engage Igor Babou dans une réflexion sur les limites de la rationalité instrumentale ; réflexion guidée par une subtile triangulation entre le travail, la science et sa mise en politique par le débat public. Le chapitre « La nature mise à nu par les biologistes... » ouvre sur des questionnementsriches et déroutants à propos des pratiques concrètes et fort bien documentées de la science dans les conditions extrêmes de la Patagonie argentine ; l’auteur conclut par cette formule percutante : « Partout où il y a compétition entre les humains, la nature trinque. »
Quant au bon usage de la démocratie participative, comment ne pas reconnaître la justesse de la définition : « Débattez, débattez, nous avons déjà tout décidé... » Avec ce livre iconoclaste, l’auteur, de déplacements en déplacements, parvient à nous plonger dansla plus vaste inquiétude de notre temps: « La température monte, les glaciers fondent, les forêts disparaissent. On trouvera bientôt sur le marché des embryons humains. Mais tout irait bien car la Science et le Progrès seraient nos sauveurs. [...] Tout ira bien. Tout ira bien ? »
Jean-Paul Deléage
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