L’Histoire appartient aux vainqueurs. La langue et la culture françaises, vaincues par celles du monde anglo-saxon, commencent à rendre les armes, comme en témoignent de nombreux romans sortis cette année. À commencer par Oona & Salinger. L’auteur, Frédéric Beigbeder, n’en est pas à ses débuts dans ce registre : Windows on the world, son premier récit franco-américain, avait tracé un parallèle entre sa vie et celles des victimes piégées en haut de l’une des Twin Towers le matin du 11 septembre 2001.
Ici, il laisse tomber les tours jumelles en faveur d’autres paires : les jeunes amants Oona O’Neill et J. D. Salinger ; Oona et son mari Charlie Chaplin ; ce dernier et le père d’Oona, le dramaturge Eugene O’Neill. C’est sa configuration fétiche : n’a-t-il pas posé avec sa future épouse, Lara Micheli, dédicataire de ce livre, pour une campagne de pub en faveur de la marque de vêtements The Kooples ? Le plus osé, ce sont les tandems qu’il prétend former avec Salinger ou avec Fitzgerald. Si ces derniers devaient ressusciter, reviendraient-ils sous la forme d’un mannequin romancier ?
Une réincarnation transatlantique. Y a-t-il une meilleure façon de rendre hommage au Nouveau Monde que de réunir en un seul corps l’esprit new-yorkais et le chic parisien ? Le roman américain n’est-il pas construit sur le modèle des Évangiles ? Voici la véritable ambition de l’école littéraire menée par Beigbeder & co : proclamer la Nouvelle Amérique sur les rives de la Seine.
Pour cela, il faut s’approprier l’Ancien Testament, faire en sorte que l’histoire des États-Unis du XXe siècle devienne un simple signe avant-coureur. Du coup, dans Oona & Salinger, tout ce qui se passe à New York et à Los Angeles dans les années 1940 préfigure l’existence de cet homme barbu et beau comme un dieu, cet être extraordinaire qui, ayant renoncé à faire de l’argent comme son frère, prêchera sur les plateaux d’une antenne subversive (Canal Plus) et sera mis en prison par les autorités. La nuit venue, il se retire dans le fond impénétrable d’un club de la rue Saint-Benoît, entouré d’initiés.
Quelle différence y a-t-il entre le Stork Club – ce lieu mythique de la Cinquième Avenue où Salinger avait abordé Oona – et le Montana ? Les codes et les procédés de la drague ne sont-ils pas les mêmes ? Lorsque Beigbeder imagine les répliques de « Jerry » Salinger devant la cover-girl, ne puise-t-il pas dans son répertoire personnel, celui qu’il avait utilisé pour séduire Laura Smet et Lara Micheli ?
Bien sûr, Dieu existe ! Sinon, comment expliquer cette incroyable « coïncidence » : quarante ans après la rencontre fatidique qui est au cœur d’Oona & Salinger, c’est au tour du jeune Beigbeder de croiser Mme veuve Chaplin, toujours en compagnie de Truman Capote, dans le club le plus sélect de Verbier. Et encore trente ans plus tard, à l’occasion d’un pèlerinage sur la tombe d’Oona à Corsier-sur-Vevey, il apercevra sa future femme dans une galerie d’art genevoise.
Hélas, cette dernière rencontre aura lieu en français : pas très sexy. Il faudra transformer La Chanson de Lara en celle d’Oona ; comme ça, « amour » se dira « love » – nom d’un parfum que l’on trouve chez Ralph Lauren, en face du Flore. On n’a qu’à traduire les dialogues bien rodés au Montana et la boucle est bouclée, celle qui est née au Stork Club, où Salinger avait fait la plus grande découverte du siècle dernier : « l’idée de l’individu abandonné dans la grande ville, de l’éternel adolescent perdu et éperdu, égocentrique et lucide, pauvre et libre, amoureux transi et frustré complet, ce style d’autodérision tendre, le personnage de jeune paumé, romantique et pathétique ». Selon le sociologue Frédéric Beigbeder, Salinger n’aurait pas seulement prévu mais même inventé la situation existentielle du citadin du monde contemporain !
Dans chaque religion, il y a des différences d’interprétation. Pour Caroline De Mulder, auteur de Bye bye Elvis !, le Messie ne serait pas né à Neuilly-sur-Seine mais à Tupelo, Mississippi, avant de s’installer à Graceland, domaine de la grâce (1). Elvis lives ! En effet, Presley aussi serait immortel, « un inconnu quelconque » ayant été placé dans son cercueil en 1977. D’où la présence à Paris, dans les années 1990, d’un certain John White, américain aussi médicalisé, léthargique et dépendant que le fut le King. Il est diabétique et aime chanter. Bien qu’il vive depuis longtemps dans la ville où est mort Jim Morrison, Mr White n’a pas appris le français, signe de plus, s’il en était besoin, de ce côté gâté, assisté et enfantin des Américains.
La déchéance. Qui l’illustre mieux que l’Amerloque ? Et, en particulier, le héros du roman de Fabrice Gaignault, Vies et mort de Vince Taylor, né en Angleterre, mais ayant grandi en Californie, où il a acquis son accent et sa sensibilité. Sa carrière, essentiellement française, est devenue mythique, malgré un bilan artistique assez pauvre : un seul grand tube, Brand New Cadillac, titre emblématique d’un peuple nomade qui se déplace de façon extravagante et vulgaire.
Même Greta Garbo, co-héroïne, à côté de la narratrice, du Manteau de Greta Garbo, semble avoir été choisie autant pour sa lassitude, son goût du luxe et son inactivité que pour sa carrière. De même que ses confrères, Nelly Kaprièlian voit dans son personnage principal une figure prophétique : « Garbo fut la femme la plus riche de Hollywood, la première femme à être mieux payée que les hommes, le premier mythe du XXe siècle. » Garbo n’a pas simplement triomphé des hommes, elle s’est passée d’eux, le masculin et le féminin s’incarnant l’un et l’autre dans son corps : « C’était comme si elle n’avait jamais eu besoin de se confronter à l’altérité, comme si elle avait intégré l’altérité en elle, comme si, déjà, elle était homme et femme à la fois. » En cela, Greta Garbo anticipe sur les mutations biologiques évoquées par l’auteure dans son épilogue futuriste : en l’an 3062, le gouvernement remplacera le rapport sexuel par l’hybridation.
Comment expliquer cette fascination parisienne pour des icônes américaines décrépites ? Pourquoi autant d’acharnement morbide à voir ces États-uniens en chair et en os, à filmer ou à toucher leurs corps, à obtenir une de leurs reliques ? Dans Rétromania, essai sur la culture pop contemporaine, le critique de rock britannique Simon Reynolds explique que la nostalgie – concept qui remonte au XVIIe siècle – s’est transformée aujourd’hui en une attitude « rétro », qu’intéressent le passé récent, la reproduction exacte d’un style antérieur, le rassemblement d’artéfacts et une approche ludique du modèle.
Soit. Mais pourquoi le rétro français cherche-t-il à traverser l’Atlantique ? Pour trouver un passé qui rime avec le futur ? De quelle Amérique s’agit-il ? Celle des solitaires, des drogués et des handicapés affectifs ? Est-ce pour mieux valoriser la Nouvelle Amérique, plus élégante, plus ouverte et plus disciplinée, celle de Saint-Germain-des-Prés ?
- Sur ce livre, voir l’article de Daniel Grojnowski, NQL n° 1114.
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