La violence dont il est question surgit dès la première page du roman avec l’arrivée d’un homme dans la maison qu’habitent la narratrice et sa mère : « Il tient beaucoup de place dans cette pièce exiguë où ma mère et moi avons vécu jusque-là en symbiose ». Il est « l’envahisseur », « l’étranger ». Dans la rue passent les vrais envahisseurs. On est en 1941, l’enfant a trois ans ; elle ne comprend pas que sa mère la retienne quand défilent les soldats allemands. La vie des deux femmes est surtout perturbée par ce retour du mari et père. Un mystère entoure cet homme de grande taille, qui soulève sa fille en l’appelant « goule pia », mots du patois saintongeais. Devenue adulte, la narratrice cherche à savoir qui il est. Elle dispose de peu d’indices, hormis ses souvenirs et la présence d’un roman, très important pour lui : Scènes de la vie de bohème. L'image de ce père lui revient alors qu’elle est assise à la terrasse d’un café et que, non loin d’elle, un homme dont l’allure et le comportement lui semblent « étrangement familiers » lit, à l’écart de tous, ce roman d’Henry Murger. Le voyage commence.
Voyage dans l’espace d’abord. Des amis prêtent à la narratrice une maison. Ces amis faisaient partie de la petite bande d’idéalistes qui rêvaient de changer le monde et qui se retrouvaient à Coutry. Il y avait là Simon, Pierre, et surtout Martin, qui tenait un cahier, écrivait des textes que les autres rejetaient mais que la narratrice aimait, comme elle aimait en secret leur auteur. Ce couple d’amis a abandonné la maison de Coutry pour une autre, un peu plus loin. L’héroïne hésite ; elle est embarrassée par cette offre et tarde à rejoindre ce nouveau lieu. Le titre du livre, Chemins, prend alors son sens. Ce pluriel évoque des sentiers, des bifurcations et des digressions, des haltes, et donc des rencontres. On se laisse porter ou emporter, parfois en marchant, parfois en prenant un petit train qui s’arrête dans toutes les gares d’une province silencieuse, quelquefois en longeant un canal et ses péniches. Un hôtelier galant, un pêcheur un peu mythomane, un couple de mariniers qui semble sorti de L’Atalante de Vigo (ou du Baron de l’écluse avec Gabin), un chien, les grands-parents de la narratrice, Mathilde et Léon, surgis de sa mémoire, voilà quelques protagonistes de ce roman qui chemine non loin du fleuve, dans le centre de la France.
En contrepoint et en écho, le père et son opacité, sa dureté, le père face à la mère, avec l’enfant comme témoin : « Rue du Souci, je le surveille », écrit-elle. Des photos aujourd’hui l’aident à comprendre : « Chaque fois que je regarde ces photographies, il me semble plonger au cœur d’un malentendu, celui qui enferma ces deux êtres étrangers l’un à l’autre dans une prison conjugale qui n’a fait que les séparer, jusqu’à la mort. » Ils n’ont pas les mêmes goûts, les mêmes envies ; lui n’aime pas le cinéma et le fait sentir quand une fois le trio s’y trouve réuni. Il s’emporte contre ceux qu’il considère comme des fauteurs de guerre, et on devine ses diatribes dans le contexte de l’Occupation ou de l’immédiat après-guerre. Les repas sont lourds d’orages, qui éclatent ou non devant une enfant « littéralement possédée par leur malheur », et dont les fous rires traduisent l’angoisse ou le chagrin. Rentrant un jour de l’hôpital, après une opération, le père est seul, laissé à distance par sa femme. Rarement dans un roman de Michèle Lesbre on a senti pareille souffrance. Jusque dans la sécheresse des phrases en italique qui racontent l’histoire morcelée du père.
Les errances de la narratrice n’en sont que plus douces. Comme si le présent qu’elle raconte, les bords de rivière, les chambres d’hôtel au papier défraîchi, la présence de Palmas, le chien qui l’accompagne soudain, apaisaient la douleur de cette enfance. Si elle se sent parfois perdue, c’est moins dans l’espace que « dans les jours à venir » : « j’éprouvais une sorte d’angoisse, n’arrivant pas à choisir la véritable priorité dans ce voyage, le jardin de la rue du Moulin à T., la lecture des Scènes de la vie de bohème, ou encore ce retour imprévu à R. et peut-être au lieu-dit “Le pommier” qui me troublait et m’attirait lui aussi, comme si, soudain, il me fallait mettre de l’ordre dans toutes ces images qui me hantaient depuis des années, des images enfouies dans le silence ».
Le roman de Murger est sans doute une clé pour comprendre les rares moments de bonheur du père, pendant lesquels il apparaissait en séducteur, un peu sûr de lui, avec le bagout de ces hommes qu’on voit dans les films de l’entre-deux-guerres, Une partie de campagne ou La Belle Équipe, d’autres encore. Des souvenirs de bords de Marne, de bals, surgissent, une province perdue du XIIIe arrondissement prend vie. Mais Murger renvoie aussi la narratrice à sa jeunesse pendant la guerre d’Algérie, dont les échos arrivaient affaiblis au sein de son groupe d’amis, à Coutry. L’un d’eux avait un frère qui avait été soldat, les autres s’étaient révoltés contre ces « événements » qu’on ne voulait pas appeler par leur nom. Et puis la jeunesse, c’est le lycée, l’internat, la lecture de Simone de Beauvoir, les premiers ferments des luttes à venir. « J’apprends la solitude », écrit la narratrice, qui s’éloigne de ce couple mortifère. Elle apprend aussi à vivre avec les autres, avec ce groupe bohème dans lequel Rodolphe s’appelle peut-être Martin, quand elle est Mimi.
Dans les textes de Michèle Lesbre, des livres circulent ou servent de mots de passe. Celui de Murger en fait partie, mais aussi, tandis qu’elle est invitée dans la péniche qui glisse sur le canal, un Bassani. Plus tard, la narratrice apprend la mort de Jean-Claude Pirotte. Il est minuit depuis toujours est le titre d’un de ses derniers récits. Le poète aurait pu écrire que « les rêves sont aussi ce que nous sommes, même si cela ne se voit pas ». C’est la narratrice qui le dit à son ami pêcheur un peu mythomane. Chemins confond passé et présent en une prose poétique ressemblant à l’eau d’une rivière. Les repères s’effacent. Appelons cela le charme.
Norbert Czarny
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