Ce diplomate chevronné, qui avait été médiateur entre l’Angleterre et l’Allemagne lors d’une crise à Zanzibar en 1914, a soudain désobéi. Il a signé plus de trente mille visas permettant à des fugitifs et à des proscrits harcelés par les nazis de passer au Portugal. Il est devenu « l’homme dressé seul face à l’abîme » dont Salim Bachi raconte une partie de l’existence, autour de ce moment fatidique.
Parmi les nombreux persécutés que ce Juste a sauvés, dix mille juifs. Le titre décerné par le mémorial de Yad Vashem lui est revenu à titre posthume : Mendes est mort seul et ruiné en 1954, longtemps avant que son action ne soit mise en lumière. Son exil intérieur fournit la trame des dernières pages d’un récit sur la forme duquel il convient de revenir.
Entre lettre et confession, le consul s’adresse à Andrée, sa jeune maîtresse qui attend un enfant de lui. Les premiers mots évoquent une forme de honte, parlent de Dieu et du péché. Croyant et pratiquant, Mendes avait eu quatorze enfants avec Angelina, sa femme profondément aimée. Le récit sert à dire adieu au monde, alors qu’il va mourir chez les franciscains, ordre qu’il a choisi pour sa simplicité. Il dit aussi s’être « désagrégé » : « L’amour de Dieu vous détruit pour mieux vous laver de toute impureté. Nous sommes un amas de désirs, de folies, d’atomes qu’il faut brûler pour accéder à la véritable foi, au véritable amour. C’est ce que j’ai accompli en désobéissant, toutes ces vies sauvées. »
La désobéissance, pour un haut fonctionnaire, consiste donc à ne pas appliquer la circulaire 14, qui « proscrivait la délivrance de visas aux étrangers à la nationalité indéfinie ». Mendes savait à quoi il s’exposait en ne respectant pas cette circulaire dans le Portugal de Salazar. Auparavant, il avait connu des postes remplis d’avantages, comme celui de Bruges où il avait vécu en « grand d’Espagne ». Respectueux des institutions nationales, et du chef en particulier, il ne s’était pas distingué jusque-là et était tenu en haute estime à Lisbonne. Son frère jumeau, César, l’avait éclairé sur le dictateur habile et craintif qui dirigeait leur pays ; l’épreuve bordelaise le rendit pleinement lucide : « Salazar, je le haïssais comme on peut haïr la médiocrité qui se donne en exemple, le turpide sanctifié par ses proches, hommes sans honneur, prévaricateurs vivant aux dépens de leur peuple, cette masse analphabète à peine sortie d’un Moyen Âge que nous avions bâti de nos mains. »
Arrivé à Bordeaux au moment de la débâcle des armées françaises, Mendes comprend assez vite quelle est la condition des réfugiés. Après trois jours de complet isolement, il commence à signer les visas, aidé en cela par son secrétaire José Seabra, accompagné par le rabbin Krüger, un de ces proscrits promis au pire. Les bureaux de Toulouse et de Bayonne procéderont de même, dans une sorte de frénésie qui affole tout le monde, et qui réveille surtout les ennemis de Mendes à Lisbonne. Le consul cherche toutes les issues, délivre un passeport qui servira de sauf-conduit pendant toute l’Occupation, aide un autre réfugié à passer l’hermétique frontière espagnole.
Devenu « perméable à toute la souffrance du monde », Mendes se rebelle contre la loi aveugle, et s’en trouve transformé. Il n’est pas devenu un « homme machine » comme tous ces autres que l’on fabrique depuis la grande boucherie de 14, monstre qui le broiera dans ses « bras métalliques », dès le retour au Portugal. Mendes a sans doute agi en homme de foi, en catholique authentique, et rappelle Bernanos tel que Lydie Salvayre l’évoque dans Pas pleurer. Mais si l’écrivain français est un homme en colère, Mendes, lui, agit dans une sorte de fièvre. Ses actes le transforment, lui rendent une jeunesse perdue depuis longtemps, le font semblable à des héros comme Roland, Quichotte, Achille ou Ulysse.
La beauté de ce récit tient aussi à cet arrière-plan qui paraît forger le personnage, lui donner du relief. Le consul Mendes incarne un monde dans lequel l’héroïsme n’est pas un vain mot. Il a vu et aimé Tristan et Isolde, et le personnage de Wagner incarne des valeurs que, de façon plus modeste, il veut illustrer. On passerait toutefois à côté de l’essentiel si l’on ne disait rien de l’écriture de Salim Bachi, capable de rendre la lumière comme l’ombre, de décrire le silence, l’étouffement de l’obscure campagne portugaise, et le chaos des jours de juin, avec leurs foules de réfugiés se heurtant aux murs de l’Europe. Curieuse résonance aujourd’hui. Nos hommes machines, nous les connaissons. Qui sont nos Mendes ?
Norbert Czarny
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