Englebert des collines est d’abord le récit d’une rencontre. Jean Hatzfeld se rend au Rwanda depuis août 1994. Il a connu Englebert à Nyamata, cette petite ville servant de cadre à ses précédents livres désormais réunis en un seul volume (1). Dans le nu de la vie, consacré aux survivants, aurait pu accueillir l’histoire de cet homme de soixante-six ans. Mais Hatzfeld prend son temps, ne cherche pas ses interlocuteurs. Il les trouve au fil du temps, les croise avant que l’échange ne se produise. Boire favorise la discussion : « il aimait bavarder de tout, jusqu’à un certain degré d’alcoolémie ». Englebert aime la Primus, ne néglige pas l’Urwagwa, « s’accoutume aux flasques de la mondialisation ». Englebert déambule en ville sans projet défini, et retrouve la chambre que lui a ouverte Marie-Louise, retrouvant divers objets et surtout l’Iliade, son livre de chevet.
On l’aura compris, Englebert est tout sauf un joyeux vagabond. Certes, il en a la roublardise et la faconde, mais il est d’abord le survivant d’un génocide qui a laissé près d’un million de cadavres dans les marais, devant les églises et les maisons d’un pays. C’était il y a exactement vingt ans. Rien, si ce n’est la « fatalité d’être tutsi », n’aurait dû l’amener là. Il appartenait à une importante lignée. Son arrière-grand-père était un mwami, un roi tutsi. Son père, éleveur, avait dessiné l’arbre généalogique de toute sa famille. Englebert avait étudié les humanités gréco-latines au collège du Christ-Roi, se montrait capable de « bloquer par cœur les fables ou les poésies tous consorts ». En lisant les pages de Hatzfeld, on entend parler ce témoin qui a assisté aux premières agressions contre les Tutsi en 1959. De cette époque date sa prise de conscience d’une identité dangereuse ; les « paroles grondantes » l’obligent à fuir chez sa grand-mère, loin de la parcelle. Après une brève et joyeuse période passée au Cameroun et une accalmie dans les attaques, il comprend qu’il ne fera pas carrière dans la haute fonction publique : le numerus clausus le lui interdit.
Le 11 avril 1994, le lieu où il habite est atteint par les massacres qui ont débuté cinq jours plus tôt. La surprise est totale pour les habitants du coin, malgré les appels à tuer les « cafards ». Les massacres se déroulent pendant plusieurs jours de façon systématique. Les fuyards vivent dans une sorte de silence, de prostration : « on pensait seulement au lendemain, à qui avait été tué dans la journée, si on allait être tué à la machette ou au gourdin. On ne rêvait de rien, on se recroquevillait, on dormait ». Certaines scènes sont d’une intensité et d’une violence rares : « Même les animaux sauvages refusaient de voir ça », dit Englebert après avoir évoqué la mort de Chantal, une voisine, « mal tuée ». Les questions arrivent ou reviennent, qui tourmentent le croyant qu’il est, et qu’il est resté. Ces mêmes questions qui hantent ceux qui ont connu les camps nazis ou les ghettos. Survivre est difficile, surtout quand revient le silence.
Englebert ne se réjouit pas de l’arrivée du FPR (Front patriotique rwandais), qui pourchasse les Hutu et les envoie sur les routes du Congo. D’abord parce qu’il a peur, comme les autres survivants, et qu’il ose à peine quitter les marais. Ensuite parce que ses frères sont morts, que sa solitude est radicale. Il se laisse aller, se sent juste capable de boire avec ceux qu’il rencontre : « mon esprit se désordonnait », résume-t-il.
Désormais, il a une sorte de liberté, n’établit plus de hiérarchie entre les hommes, s’exprime sans détour : « Quand tu te contentes de la vérité, quelle qu’elle soit, une fois exprimée, c’est fini, rien ne te gêne plus, tu n’en vois plus de conséquences derrière toi. » À lire ce qu’il dit, on songe aux témoins interrogés par Claude Lanzmann dans Shoah, à cet homme qui brûlait les cadavres dans la forêt de Ponary et qu’un sourire ne quitte pas, un sourire mélancolique, qui empêche les larmes. Elles ne cesseraient, sinon, de couler.
Englebert a une mémoire intacte : « elle ne trie rien sans que je ne lui demande et je ne lui demande rien […] Mais je ne cède au temps aucun détail, en tout cas pas tellement ». Les cauchemars et les rêves font le reste : son père et sa mère, morts avant le génocide, y apparaissent, comme les autres membres de sa famille, du temps où ils pouvaient se retrouver. Le jour, il n’a nul lieu où être avec les siens. Il n’a jamais trouvé les restes de ses frères assassinés. Il demeure inconsolable.
Et pourtant c’est un homme qui « aime toujours rire », qui parle au futur, songe encore à avoir des enfants, une famille. Il ne retourne pas sur les lieux de la souffrance. Ne revient pas sur cette existence animale qui l’a sauvé. Ne s’attarde pas sur les assassins qu’il peut côtoyer dans la ville. « Je vais, je laisse », dit-il. On sent chez lui l’envie de vivre et la douleur de ne plus pouvoir le faire en toute innocence.
- Jean Hatzfeld, Récits des marais rwandais, Seuil, coll. « Fiction & Cie », 696 p., 25 € (Dans le nu de la vie, Une saison de machettes et La Stratégie des antilopes).
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