Les Partisans est un livre testamentaire. Il constitue une sorte d’acmé paradoxale de l’œuvre. On peut y lire la réunion de tous les thèmes d’Appelfeld, réorganisés selon une modalité narrative singulière, tout en paraissant en-deçà de sa force habituelle. C’est comme si la résolution d’une tension dans l’œuvre, ou plutôt la formulation enfin complète de ce qui la hante depuis ses commencements, ne pouvait passer que par une diminution de sa puissance énonciative, comme s’il fallait lui imprimer une accentuation moins nette, en retenir la force d’évocation, en restreindre la variété. On pourrait dire que, pour exprimer le noyau de l’œuvre, l’écrivain devait se limiter, se concentrer, accepter un amoindrissement poétique.
Ce nouveau roman, il ne faut pas le nier, est d’une lecture plus ardue, moins séduisante que ceux qui l’ont précédé. Il assume une sécheresse qui peut désarçonner, une répétitivité qui pourrait paraître lassante, voire maladroite. Il n’en est rien, heureusement. Le livre obéit à un principe d’épure qui exige du lecteur une forme particulière de patience, comme si la révélation de ce qui l’occupe nécessitait une extrême sobriété, une économie méticuleuse de ses moyens. Ainsi, en quatre-vingt-cinq brefs chapitres, Appelfeld raconte les événements les plus minuscules affectant un groupe d’une quarantaine de « partisans » juifs qui harcèlent les troupes nazies dans un coin reculé et inhospitalier de l’Ukraine.
Avec précision, il décrit le quotidien répétitif de cette bande armée qui résiste, se cache et cherche – sous le commandement d’un chef charismatique et illuminé – à gagner une cime qui deviendra leur refuge, leur « vraie forteresse ». Ils y installent un camp retranché, sorte de sanctuaire quasi utopique, et y organisent une lutte qui semble désespérée pour « sauver cette poignée de survivants du grand massacre. » S’y déploie une autre vie, épuisante, où la peur et le sentiment de la perte sont omniprésents et déterminent une résistance opiniâtre. Les personnages d’Appelfeld sont des survivants qui traversent « la catastrophe », échappent à la disparition. Ils refusent l’effacement, s’obstinent à exister. Ici, de surcroît, ils prennent les armes, se défendent, luttent pied à pied pour conserver une dignité et croire, même dans l’épuisement, à un après.
C’est ce moment suspendu, terrifiant, où la vie semble absolument niée, qui fascine le romancier, c’est à ce moment qu’il lui faut donner un sens. Chaque chapitre tisse ainsi, dans le présent invivable, une multitude de souvenirs – au premier rang desquels ceux d’Edmund, figure centrale, jeune une fois encore, par le prisme de qui tout passe –, qui démontrent la brisure absolue qui les scinde entre un avant qui revient, se rejoue sans cesse, et le temps insensé de la survie élémentaire. En racontant leurs histoires, en célébrant leur survie, Appelfeld rappelle une résistance active, défait le stéréotype du Juif victime univoque et presque absurde, révèle l’ambiguïté de toute organisation collective et de toute figure charismatique.
Les Partisans ne fait pas simplement œuvre de mémoire de l’Histoire, d’un épisode que le romancier isole, il met en scène, au-delà des faits, des souvenirs des uns et des autres et de la microsociété qu’ils inventent, ce qui se joue d’une rupture du sens et de l’identité qui peine, même aujourd’hui, à trouver une solution. L’âme unique dont il parle, c’est la perte d’une part de soi et le retour à ce qui avait été presque abandonné. Si le récit articule le passé compliqué de divers personnages avec le présent collectif où les identités se fondent dans un but commun, c’est aussi pour faire saillir le discours spirituel qui sous-tend tout le roman. Ses héros, minuscules et gigantesques à la fois, se heurtent au sentiment mystique de la survie, à la redécouverte d’une part sacrée qu’ils avaient en partie occultée et qui surgit à leurs consciences bouleversées avec une grande violence. Appelfeld l’écrit à de nombreuses reprises, ils se « retrouvent ». La survie et l’existence dépendent ici d’une « foi ». Ces êtres le savent : « nous ne combattons pas que pour notre survie physique. » C’est d’une mémoire mythologique, religieuse, qu’il s’agit, d’un retour vers une parole sacrée, une croyance en la vie. Les paroles de la vieille Tsirel hanteront longtemps le lecteur, le perturberont sans doute, tant elles le confrontent à ce qui ne se comprend pas, à ce en quoi l’on peut croire. Et même si l’on peut reprocher au roman une part trop didactique – sans doute parce qu’il est en grande partie dialogué –, il remet au centre la question majeure qui travaille l’œuvre d’Appelfeld, celle qui interroge la dimension spirituelle de la survie.
Appelfeld est fasciné par la manière dont l’entreprise exterminatrice nazie a remis au centre de la vie des survivants la question religieuse, la mémoire et la pensée mystique. Pour lui, la survie est – il l’écrit dans une série de conférences du début des années 1990 (1) – une « épreuve spirituelle », l’effort singulier qui consiste à s’arracher à une « souffrance spirituelle ». Ainsi, le soir, autour d’un brasero, les partisans commentent des textes rabbiniques, des passages de la Bible ou des textes – Dostoïevski et Tolstoï en tête – qui font se jouer l’âme. Ils retrouvent une part d’eux-mêmes, de leur culture, de ce qui se perdait. Dans l’une de ces conférences, Appelfeld écrit : « J’hésite à le dire : nous avons ressenti l’horreur apocalyptique de la Shoah comme une expérience profondément religieuse. » Et son dernier roman s’emploie à démontrer cette expérience, à la décomposer, à en trouver des raisons, à en exposer la mécanique vitale. Les personnages, pour survivre, pour être, tout simplement, doivent se définir, lutter avec leur identité, leur passé, la parole qui le transcrit. Évidemment, cette vision se discute, mais elle est au centre de l’œuvre de l’écrivain : il y revient toujours. Ici, elle trouve une forme.
Ce roman dit le paradoxe du retour de la foi, la nécessité d’interroger, lorsque les limites de la vie sont presque atteintes, la croyance en soi-même. « Comme toute irruption volcanique, la Shoah a ramené au jour des couches profondes. Comment pouvons-nous les transformer en vision spirituelle ? La question reste. Elle restera. » Avec ce livre, Appelfeld amorce une réponse, en tout cas assume cette dimension qui l’obsède.
- L’Héritage nu (Beyond Despair), trad. de l’anglais par Michel Gribinski, L’Olivier.
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