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Les rêveries de Patti Smith

Article publié dans le n°1119 (01 janv. 2015) de Quinzaines

Célèbre chanteuse de rock, Patti Smith a commencé son activité de poète dans le Brooklyn des années soixante, dans la compagnie du jeune Robert Mapplethorpe. Pauvres et idéalistes – « just kids » –, ils avaient déjà chacun sa propre vision artistique. Dans ces deux livres de souvenirs poétiques, on voit que la musique de Patti Smith n’a pas besoin d’un accompagnement instrumental.
Patti Smith
Just Kids (Denoël)
Patti Smith
Glaneurs de rêves (Gallimard)
Célèbre chanteuse de rock, Patti Smith a commencé son activité de poète dans le Brooklyn des années soixante, dans la compagnie du jeune Robert Mapplethorpe. Pauvres et idéalistes – « just kids » –, ils avaient déjà chacun sa propre vision artistique. Dans ces deux livres de souvenirs poétiques, on voit que la musique de Patti Smith n’a pas besoin d’un accompagnement instrumental.

C’est en 1978 que j’ai découvert Patti Smith, lors de la sortie de son troisième disque, Easter. Plus précisément, je me suis entiché du troisième titre de l’album, « Because the Night », co-écrit avec Bruce Springsteen. Avec mon camarade de chambre à Harvard, nous l’écoutions en boucle. Nous étions obsédés par cette question : avaient-ils écrit la chanson « en temps réel ? » Par exemple, la phrase « Take me now baby the way I am », l’avait-elle prononcée en invitant Springsteen dans son lit ? Lorsqu’elle chante « Desire is the hunger is the fire I breath », s’agit-il du désir qu’elle éprouvait pour The Boss ?

Aujourd’hui, cette interrogation pourrait paraître naïve, même eu égard à l’hétérosexuel refoulé que j’étais, pour emprunter l’expression de Woody Allen. Mon innocence m’empêchait d’entendre les paroles, transformant « because the night belongs to lust » en « because the night belongs to us ».

Pourtant, je n’avais pas complètement tort : les lettres du mot « us » sont contenues dans « lust », comme si la langue anglaise révélait un lien subreptice entre ces deux termes. « Lust » n’a pas de véritable équivalent en français : au terme « désir » manque le côté transgressif, tandis que « luxure » évoque les sept péchés capitaux. En France, heureusement, on ne fait pas encore abstraction du désir présent dans une relation amoureuse : au début d’une histoire, vos amis ne vous demandent pas : « is it love or is it lust ? »

Patti Smith, éprise de Paris et de la culture française, comprend tout cela, elle est libre. Comme elle le décrit dans Just Kids, elle a découvert la capitale en 1968, à l’âge de vingt et un ans ; elle a vécu quelques mois à Montmartre, chanté dans les rues avec des amis. Mais c’est surtout sa rencontre avec Robert Mapplethorpe, né la même année qu’elle (1946), qui l’a libérée, lui ouvrant de nouvelles perspectives artistiques. Ils se sont rencontrés dans Tompkins Square Park (East Village), un soir de 1967, et sont tout de suite tombés amoureux. Lui dessinait, elle écrivait des poèmes. Ni l’un ni l’autre n’avaient encore trouvé leur voie. C’est pour ça que, malgré leur allure charismatique qui annonçait des carrières glorieuses, un vieux monsieur dans Washington Square les a traités de « just kids ». C’est de cette époque-là que date la photo ornant la couverture de ce beau livre, couple de bohémiens sur la promenade de Coney Island à Brooklyn, lui portant un chapeau incliné sur le côté, un foulard et une chemise ondulante qui montre tous les contours de sa poitrine, elle ressemblant à une squaw avec un bandeau qui retient ses longs cheveux noirs, une chemise blanche nouée autour de la taille et un ample pantalon aux jambes retroussées qui lui permettent de marcher pieds nus sur la plage.

Just Kids, sorti en 2010 aux États-Unis, où il a remporté le National Book Award, relate l’histoire de cet amour, d’abord passionnel, ensuite platonique. C’est surtout un portrait du New York artistique de la fin des années soixante, quand il était encore possible de vivre sans un sou à Brooklyn et dans l’East Village, quand le Chelsea Hotel n’était pas encore devenu un vulgaire projet immobilier.

Le texte alors s’empreint de nostalgie, sans pour autant tomber dans la mièvrerie. Ce qui le sauve, c’est la précision poétique de Patti Smith : une ferveur quasi religieuse l’irrigue souterrainement, liée peut-être à l’éducation catholique de l’auteure, autre point commun qu’elle a avec Mapplethorpe, ancien enfant de chœur, dont les photos ne manquent pas de dévoiler comment le désir s’accompagne d’un sentiment de péché : la luxure.

Glaneurs de rêves, publié en 1992 en Amérique, vient de paraître en traduction française. Même s’il est antérieur à Just Kids, il semble en être en quelque sorte l’aboutissement, une version épurée et condensée des observations incluses dans le récit new-yorkais de Patti Smith. On trouve, par exemple, dans chacun de ces deux livres, un portrait de Sam Shepard – elle a eu une liaison avec l’acteur et dramaturge dans les années soixante –, mais celui de Glaneurs de rêves, qui figure dans le chapitre intitulé « Les vérités du cow-boy », procède d’un dessein plus abstrait, où l’auteur de L’Ouest, le vrai devient l’archétype de tous les cowboys, l’absolu de cette figure iconique : « Détendu, sous le ciel, il médite sur tout et rien. La nature du travail. La nature de l’oisiveté et le ciel lui-même avec ses masses qui se gonflent si près qu’on pourrait attraper un nuage au lasso pour y poser sa tête ou s’en remplir le ventre. Saucer les haricots et la sauce brune avec un morceau de viande de nuage, et s’allonger pour une petite sieste. Quelle vie ! »

Le génie de Patti Smith réside dans son aptitude à considérer la nature avec le regard d’un enfant, à percevoir un univers animé par des forces mystérieuses et vivantes. Les nuages sont comme des bœufs, ils broutent dans le ciel en attendant d’être capturés et ingérés par l’homme. Les champs de l’enfance de Patti étaient eux aussi remplis d’êtres irréels et puissants, et ils le sont toujours dans ce récit qui transporte le lecteur dans un passé qui n’a jamais cessé d’exister : « Par certaines nuits spécialement claires, il m’arrivait de voir du mouvement dans les herbes. Au début, je pensais que c’était l’envol de la chouette effraie ou les grandes ailes pâles d’un papillon lune qui se déployaient et se repliaient tel un habit médiéval. Mais j’ai compris une nuit que c’étaient des êtres comme je n’en avais jamais vu, vêtus d’étranges costumes et de coiffes archaïques. »

Peut-être est-ce là ce que j’avais ressenti en écoutant Because the Night dans ma chambre universitaire, il y a plus de trente-cinq ans. Une sexualité intense et surnaturelle ? La promesse que l’amour réunirait luxure, sacrifice et résurrection – celle-ci renvoyant au titre de l’album, Easter (« Pâques ») ? La passion hétérosexuelle pourrait-elle ressembler à une photographie de Mapplethorpe, à la fois consensuelle, violente et tendre ? J’ignore toujours si, le temps d’une séance d’enregistrement, Patti Smith et Bruce Springsteen se sont appartenu l’un à l’autre ; en revanche, je peux affirmer aujourd’hui sans hésitation que j’appartiens à Patti.

Steven Sampson

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