Les protagonistes, fût-ce dans des contextes très différents, vivent toutes les trois à Rome. Comme les « prétendants », du reste. La Ville éternelle serait-elle le seul lieu où peuvent se dérouler ces vies qui se veulent hors de leur temps ?
À seize ans, Amaranta décide qu’elle entrera au couvent, non par vocation mais plutôt parce que le monde lui semble vain. Les vœux sont des promesses, elle s’y conformera, sera docile et recueillie, tout en n’étant vraiment pas comme les autres. Le hasard veut que les portes de son couvent ne soient pas très hermétiques et que la charmante « sorella » ait de nombreux contacts avec l’extérieur. On lui confie les jeunes enfants de la maternelle, dont elle ne voit, au départ que les défauts. Est-ce encore au nom d’une promesse qu’elle s’est faite de dominer ses pulsions qu’elle finit par les aimer profondément ? L’un d’entre eux, Luca, insaisissable, ange ou démon, lui donne, les uns après les autres, des ordres déroutants : fume ; bois ; fais l’amour. Des ordres qu’elle exécutera, peut-être pour savoir à quoi elle renonce ? Mais rien n’est dit : après ces expériences imprévues, optera-t-elle pour la vie dans le monde ou la retraite monacale ? Au lecteur de le découvrir.
Italia, prénom ingrat pour une petite orpheline, n’en est pas moins heureuse dans l’institution qui la prépare à être « employée de maison ». On ne peut pas ne pas penser à Un cœur simple de Flaubert. La jeune fille se retrouve dans une famille très représentative de la bonne bourgeoisie romaine. Occasion pour Lodoli d’étudier quelques types humains caractérisant notre époque : le père, dévoré par sa profession, la mère, un peu inconsistante, bonne mère et bonne épouse, peut-être seulement par manque de volonté ou d’imagination. Trois enfants aimés, suivis, prometteurs, qui n’en partiront pas moins dans des chemins de traverse. Italia refusera toute vie personnelle et même l’amour pour se donner entièrement à ce qu’elle considère comme sa mission. Elle devient, discrètement, l’ange tutélaire de cette famille un peu déboussolée.
Née, elle aussi, dans la bonne bourgeoisie romaine, Maria Salviati devrait suivre les traces de son père, professeur d’université. Ses études l’intéressent, mais ses copains de fac l’ennuient. Le hasard veut qu’elle rencontre dans une fête enfantine Augusto, dit Vapore, prestidigitateur sans grande envergure, aussi fantaisiste dans la vie que dans ses numéros. Mais il est « autre » : « et là, dans le bureau de mon père, j’ai compris qu’Augusto était un homme à part, taillé dans une autre étoffe, pas humaine, plus qu’humaine, inhumaine ». Ils se marient donc, ont un fils, ce qui n’empêche pas le « bon père » d’être tantôt là, tantôt absent pendant des mois. Très étrange personnage, séduisant, charmeur, « immense conteur et immense menteur », il finira par disparaître (en est-on sûr ?) dans une mystérieuse affaire. Le fils milite dans un groupe communiste, et la mère reste seule dans la maison des champs, fidèle à ces êtres évanescents. C’est au moment où elle vend cette maison que Maria Salviati, devenue vieille, raconte ses souvenirs au jeune et sympathique agent immobilier chargé de l’affaire. Par exemple, le moment heureux où elle attendait son enfant : « Je me déplaçais de plus en plus lentement, il me semblait avoir un autre jardin en moi, avec les cerisiers et les pommiers et du grand vent, je rêvais que mon enfant courait à travers ce champ, entre l’ombre et la lumière, il me disait, je m’amuse encore un peu et puis j’arrive. » La poésie qui imprègne ce récit, sa beauté formelle, qualités communes à tout le volume, sont parfaitement rendues par la traduction de Louise Boudonnat.
Ces trois femmes, la première incarnant, malgré tout, la vie monacale, la deuxième la vie familiale et la troisième, disons la vie marginale, ont elles aussi des points communs : elles sont toutes trois immergées dans la société matérialiste et incohérente de notre temps, mais elles lui résistent, elles suivent leurs propres impératifs, et, avant de tenir les promesses faites aux autres, elles tiennent celles qu’elles se sont faites à elles-mêmes : leur vie est indépendante, exigeante, ascendante.
Le mérite de Lodoli est d’oser être à contre-courant. Le pouvoir, l’argent et le sexe, qui mènent notre société – et alimentent les livres à succès –, ne sont jamais les moteurs qui animent ses personnages. « Je n’ai que faire de l’argent et de la gloire, je veux bien plus, je veux que tout possède un sens et une grâce », dit Amaranta. Or, c’est en étant capable de ne pas se soumettre aux valeurs éphémères de son époque que l’écrivain a des chances de durer. Nous attendons donc avec impatience la troisième trilogie.
Monique Baccelli
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