L’auteur de ce livre, professeur de musique à Harvard, ne cesse de s’émerveiller devant cette réalisation, l’un des triomphes du Moyen Âge selon lui. On a tellement l’habitude aujourd’hui que la musique soit écrite qu’on la confond avec sa représentation visuelle, mais notre système de notation, qui pour l’essentiel repose sur les acquisitions du Moyen Âge, n’a rien de nécessaire : les choses auraient pu se passer tout autrement.
Longtemps, on crut que la notation de la musique était impossible, comme l’exprime, par exemple, Isidore de Séville au VIIe siècle : « à moins que les sons soient gardés en mémoire par l’homme, ils périssent, car ils ne peuvent être consignés ». Comment l’écriture, seul moyen d’échapper aux limites de l’espace et du temps jusqu’à l’époque de la reproduction mécanique (seconde moitié du XIXe siècle), pouvait-elle s’appliquer à la musique et plus seulement aux mots ?
Les notes, alors, ne s’opposent d’ailleurs pas aux paroles : elles les accompagnent au contraire (il n’existe pas de notation de musique purement instrumentale avant le XIVe siècle). L’écriture musicale est à l’origine « une description de ce qui arrive aux mots ». Les premiers livres de musique qui nous soient parvenus contiennent les paroles uniquement. Pourquoi livres de musique ? Parce qu’il s’agit de chants et qu’« écrire les paroles d’un chant est en soi une forme de notation musicale ».
L’utilisation des paroles pour se souvenir de la musique est une chose connue. Mais parfois des mots ont été créés spécialement à cette fin. Ainsi, Notker le Bègue a mis des paroles – qu’on a appelées des séquences – sur les longs mélismes auxquels donnait lieu, notamment, la dernière syllabe des Alleluia et qu’il n’arrivait pas à retenir. L’unité fondamentale d’écriture au Moyen Âge sera toujours la syllabe et non la note : une règle strictement observée voulait qu’on soulevât la plume avant de commencer une nouvelle syllabe.
L’écriture d’un langage n’est autre que l’enregistrement du son qu’il produit : dans la mesure où nous savons la déchiffrer, nous entendons parler ceux qui l’ont pratiquée. L’écriture aurait pu représenter des idées, des objets, des phrases… mais, en vertu du phénomène de la « phonétisation », elle symbolise des sons. Pour ce qui est de la musique, personne n’eut à inventer l’idée selon laquelle l’espace représente le temps, ni le déroulement de gauche à droite, une ligne après l’autre : l’écriture l’avait déjà fait.
La notation musicale a été inventée par ceux que leur mémoire trahissait, pour qu’ils puissent se rappeler la manière de chanter tel ou tel chant d’un monastère ou d’une cathédrale. Les premiers essais de notation aboutirent à un système de signes – les neumes – qui indiquaient l’allure générale de la mélodie : c’était un aide-mémoire qui ne pouvait être utile qu’à ceux qui la connaissaient déjà.
Guido d’Arezzo (début du XIe siècle) déplorait que les chanteurs fussent « les plus insensés de tous les hommes » : l’apprentissage de chaque chant constituait pour eux une tâche isolée ; ils ne pouvaient compter que sur l’imitation ou la mémoire. Guido conçut une technique révolutionnaire pour reproduire la musique. C’est grâce à lui qu’il devint possible de chanter un chant sans l’avoir jamais entendu. Un ensemble de lignes parallèles (notre « portée ») permet de fixer les hauteurs de notes, des lettres inscrites au début des lignes (nos « clés ») désignant la note servant de repère.
L’axe vertical, celui du son, était dès lors déterminé. Mais pas l’axe horizontal, celui du temps : les durées respectives des notes n’étaient pas encore enregistrées. C’est de Notre-Dame de Paris que vinrent, au XIIe siècle, des innovations dans la notation du rythme. Dans les organa de Léonin et Pérotin, une ou plusieurs voix s’ajoutent à la voix principale et font entendre beaucoup plus de notes que celle-ci. Commandés par cette polyphonie nouvelle, six « modes rythmiques » sont institués ; dans ce système, on ne déduit pas encore la longueur d’une note de son aspect mais du contexte dans lequel elle s’inscrit.
Quelques décennies plus tard va se produire un changement conceptuel important (qui nous paraît évident parce que c’est notre façon d’écrire la musique aujourd’hui) : désormais, la longueur d’une note sera indiquée par son apparence. Il y a trois valeurs de notes : longa, brevis, semibrevis (celle-ci a la forme d'un losange).
Au XIVe siècle, Philippe de Vitry est l’auteur du traité Ars nova, dans lequel il invente moins un nouveau système qu’il ne décrit une pratique existante. Les divisions rythmiques (prolations) sont toujours plus nombreuses, et confèrent à la notation une précision plus grande. D’une certaine façon, elles sont plus riches que celles de notre système actuel : certaines notes sont parfaites (elles se divisent en trois, référence à la Sainte Trinité), les autres imparfaites. Pour les hérétiques que nous sommes devenus, toutes les figures de notes sont imparfaites (1) : elles ne peuvent se scinder qu’en deux unités de la valeur immédiatement inférieure. Par exemple, une noire vaut deux croches, et ne peut en valoir trois que si on la fait suivre d’un point (2).
À la fin du Moyen Âge, l’essentiel de notre notation contemporaine est en place. Bien sûr, des nouveautés vont apparaître (comme la barre de mesure au début du XVIIe siècle), mais sans que jamais le système se réinvente. L’évolution ira dans le sens de prescriptions toujours plus précises. Aux paramètres privilégiés – la hauteur et le rythme – s’ajouteront le tempo, l’intensité, l’attaque, etc.
Dans cette histoire, pour Thomas Forrest Kelly, la question essentielle était celle du temps : flux continu ou ensemble d’unités distinctes ? On est passé selon lui de la bougie qui peu à peu se consume à la pulsation régulière des horloges. La musique mesurée s’oppose ainsi au plain-chant, dans lequel la durée des notes n’est pas fixée et où il n’y a pas de relation de proportion entre les différentes longueurs. On est passé de la compréhension d’une mélodie comme composée de gestes à celle d’une mélodie faite d’entités discrètes.
En apprenant à emprisonner les sons de leurs musiques, les artisans du Moyen Âge ont permis à leurs successeurs d’effectuer l’opération inverse : convertir l’espace en temps. Ce qui peut être une définition de l’interprétation.
- À propos de perfection, notons la superbe formule : Similis ante similem perfecta (une note est parfaite lorsqu’elle est placée devant une semblable).
- Ou par le biais d'une exception : le « triolet ».
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