Sans détermination, deux noms, barque pierre, sont juxtaposés. Forment-ils un mot nouveau composé sans trait d’union ? « [L]a barque / était de pierre », est-il précisé dans le poème initial. Le « granit échoué entre lande et forêt » appose sur ce décor réduit sa couleur bretonne pour un livre écrit dans le cadre d’une résidence d’écriture à Plounéour-Ménez en 2019.
Cette indication géographique et l’ombre portée du titre traduit en breton, « Bag vaen », oriente une première interprétation. La localité porte le nom de l’un de ces moines qui, au VIe siècle, traversèrent la Manche sur une barque de granit, raconte-t-on, pour évangéliser la Bretagne armoricaine. Formé de la même façon, le mot « dolmen » (taol men, ou taolvaen) est une table de pierre destinée à abriter les morts. Or la table utilisée pour écrire occupe la place centrale de la pièce où vit la poète le temps de la résidence : « la table est inégale le bois mort vit encore. » L’écriture se place ainsi dans un entre-deux propice à la communication entre le monde des vivants et celui des disparus susceptibles de réapparaître.
Sur le territoire de cette commune se trouve le sommet dominant des Monts d’Arrée. Cette montagne inspirée fait partie des lieux propices à l’accueil de la parole des dieux et à la rencontre avec les fantômes, peut-être particulièrement en ce mois de novembre.
À plusieurs reprises, le poème nous prévient que « le sujet n’est pas simple » : c’est le lieu de la résidence lui-même, mais c’est aussi « je », ou encore l’écriture, la poésie, la parole, le poème, et puis ce « elle » qui viendra, désignant parfois celle qui écrit, parfois la mère :
la mère est le sujet tous désirs confondus dans le mot
possession
La tentative pour inscrire une parole est affirmée par la redite « elle dit », didascalie détachée, réduite à sa plus simple expression, en colonne de gauche, ou incise. L’effort de précision ne se limite pas à l’inscription des paroles. Le lieu est caractérisé par des notations descriptives fortement liées aux personnages de cette possible histoire : « un granit creusé avec le lit / du corps / de quel amour éteint de quelle / croisade / naguère / elle se lave / les mains. » La précision apparente est troublée par l’évocation d’un temps qui semble échappé, l’adverbe en témoigne, et le contraste entre passé et présent : « il y a longtemps. » Les gestes d’alors, rappelés, viennent heurter aujourd’hui. Entre les deux, « partout », détaché à gauche, n’établit pas de lien mais isole un espace pourtant donné comme entier. La dissonance est introduite entre ces deux temps, les conjugaisons en témoignent. Dans les poèmes de Frédérique de Carvalho, la juxtaposition crée l’étincelle, elle n’a pas besoin d’être pointée par la logique d’un mot. Ce face-à-face reproduit la dialectique du titre barque pierre.
Si l’isolement de la poète en résidence est volontaire et provisoire, la relative étrangeté de cet exil l’amène à affirmer que c’est ici « la terre de personne ». Mais c’est un lieu où « des phrases tombent ou un bout / comme / une épiphanie secondaire. » La montagne (menez en breton), avec cette pierre de granit où Enéour laissa la marque de ses sandales et de son livre, cette grotte habitée dans la Préhistoire, cette roche tremblante, mais aussi cet enclos paroissial où se dresse un charme, ne peut que mettre celle qui se tient à l’écoute en communication avec les temps les plus reculés.
C’est ainsi que « les grandes bêtes / éteintes [qui] dessinaient la paroi » rejoignent celles qui au présent sont conduites vers « les abattoirs » avec « les mêmes / meuglements dans la nuit qui / remue. » « Sous le plafond bas de ma petite chambre, est ma nuit, gouffre profond1 », écrivait Henri Michaux dont quelques mots percent ici, comme ailleurs ceux de Baudelaire, Nerval ou Char. Le poème, nourrisson des Muses, est d’abord l’enfant de Mnémosyne. Il se retourne vers un passé de lectures et vers l’imaginaire, l’enfance des contes et les peurs nocturnes que peuvent alimenter et calmer une célèbre collection de livres pour enfants : « elle tire à soi la couverture rouge et or et s’endort. »
C’est ainsi qu’apparaissent la mère « éteinte » et l’enfance, un « monde défait » qu’il faudrait pouvoir refaire, de même que celui d’aujourd’hui si effrayant parfois, où « on tue les désarmés. » Les mots inspirés du poème pourront-ils agir comme le faisaient les oracles à Delphes ?
(elle dit quelquefois j’achète une kalachnikov elle dit kalachnikov
pour le mot pour que le mot résonne kalachnikov pour contenir et
jamais pour atteindre)
Que sortira-t-il de ce chaos de temps, d’images et de mots surgis qui s’entrechoquent ? Quand la « mer déchaînée » tempête, pourra-t-on « remonter la mère », et le faut-il ?
elle dit je vous aimais ma mère si proche si lointaine ma mère si déchaînée comme je vous haïssais
Si nous sommes sur la lande parmi la bruyère, nous sommes surtout dans la langue, dans l’enfance de la langue, et même dans la « langue – de – cela – qui – nous / éblouit. » La barque poème se laisse volontairement entraîner par le courant.
elle dit un truc sur l’écriture elle dit qu’elle ne sait pas où ça va ni
par où ça passe ni comment ni
elle ne sait pas elle se met à la table elle ne veut pas savoir elle veut voir
tous ses yeux dans la main
Le philosophe Jean-Marc Ghitti a exploré ce mystère du rapport entre le lieu et l’inspiration poétique : « La parole inspirée est celle qui s’est entièrement exposée au lieu, dans une poignante et pleine appartenance. Elle est la parole sauvage qui, par-delà l’habitation, ouvre la possibilité d’une autochtonie plus intense.[…] Le poème est l’issue de cette incubation et la révélation du lieu.2 » Si nous sentons bien, dans Barque pierre, battre le pouls de ce lieu précis, si la nuit y remue intensément, c’est aussi un accès au cœur de la planète et de son histoire et à celui d’une poète vigilante et disponible à des images et des paroles remontant de son propre passé. La parole, parfois comme dictée, révèle les failles par lesquelles surgissent l’inattendu et l’enfoui. Elle blesse et panse.
je demande à l’écriture qu’elle répare ce qu’elle a mis à jour
Des expériences ont montré qu’une barque de granit pouvait flotter. Celle d’Enéour a-t-elle réellement traversé la mer ? Dans un ouvrage précédent, Frédérique de Carvalho constatait qu’ « on est là comme d’autres sont ailleurs et qu’ils embarqueraient vers / la fuite en avant tandis qu’on fuit / dedans.3 » L’échappée dans le lieu n’est pas une dérobade, mais une traversée intérieure sur une barque poème vers une rive toujours à reconnaître.
1. Henri Michaux, La nuit remue (Gallimard, 1966).
2. Jean-Marc Ghitti, La Parole et le lieu – Topique de l’inspiration (Minuit, 1998).
3. Frédérique de Carvalho, Déménager l'enfance (Propos2éditions, 2016).
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