Qui était donc ce médecin, « cet homme investi de tant de secrets, installé dans l’intimité du prince », et souvent accouru de lointaines contrées ? De tout temps les médecins ont été de grands voyageurs : ainsi en fut-il d’Avicenne, de Maïmonide ou encore du « médecin malgré lui » Nichollo Manucci de Venise. Voyageurs soignants, étudiants, voire pré-révolutionnaires comme Pierre-Charles Alexandre Louis, très connu dans l’histoire de la médecine pour ses déplacements de Constantinople à Odessa et ses travaux en faveur d’évaluations scientifiques de l’art médical ou encore Siradj ed-Din, né à Boukhara, parcourant l’Europe, puis l’Orient jusqu’aux confins de l’Afghanistan puis revenu dans son pays pour y ouvrir une pharmacie où se réunissaient les intellectuels réformistes de sa bonne ville natale. La mobilité des médecins explorateurs s’est heurtée, dès la fin du XIXe siècle en Europe, puis dans le monde, à la volonté de contrôle des États.
Médecins étrangers dans les cours d’Europe, cour de l’Empire ottoman peuplée de praticiens venus d’ailleurs. L’histoire est longue de ces métissages qui cessèrent avec la volonté modernisatrice de l’Europe ou du Japon de l’époque Meiji. C’était la fin du nomadisme médical, renaissant aujourd’hui avec celui des « médecins sans frontières ». Mais déjà était bien ancrée la tradition du médecin diplomate, peu disert par obligation, puisque le serment d’Hippocrate lui impose de ne rien dire de ce qu’il voit et entend dans la maison. Il ne se prive pas pour autant d’observer et « pourrait être à ce titre le parfait espion ». Plus important, le rôle pionnier des médecins du prince dans la lutte contre les épidémies, la naissance de la santé publique et in fine dans celle de l’État moderne. Émergente au XVIIIe siècle, – Voltaire fait l’honneur à lady Mary de mentionner ses efforts pour la santé des rois et des peuples dans ses Lettres anglaises –, cette fonction s’est pleinement déployée au XIXe siècle. L’inoculation de la variole, invention féminine et orientale au sens large (ottomane ou chinoise) et relayée par les cours y contribua, mais elle ne put être généralisée que grâce à l’invention de la « vaccine », « symboliquement mâle et occidentale ». En Orient et en Occident, « patronnée par les médecins du prince, la vaccine devint vite symbole d’un État fort, actif et moderne ».
Sur le plan chirurgical, on sait le rôle joué par la guerre, puisque l’armée est le corps rapproché du prince : Ambroise Paré dès la Renaissance, John Cook, chirurgien anglais du tzar Pierre le Grand au XVIIIe siècle, Larrey soutenu par Napoléon comme chirurgien aux armées. Mais la chirurgie n’était pas seule en cause. À quoi sert une armée qui risque la décimation sous le choc d’une épidémie ? Au XIXe siècle, l’inégalité grandit entre Orient et Occident face aux épidémies. Le développement des chemins de fer et de la navigation à vapeur bouleverse la donne, en particulier parce que « la durée du voyage peut être inférieure au temps d’incubation des maladies ». La science elle-même reste indécise quant à l’origine et au mode de propagation des épidémies. Tout au long du XIXe siècle, connaissances scientifiques et innovations institutionnelles sont entrées en synergie pour favoriser le passage de médecines du prince à l’émergence de politiques de santé publique, de l’Europe aux Proche et Moyen-Orient. Mais l’évolution est complexe, quelquefois accélérée, mais souvent contrariée sur le plan international par les situations de guerre, dont ont su s’affranchir des ONG telles que Médecins du monde ou Médecins sans frontières, en surmontant les dilemmes éthiques et diplomatiques liés au respect des hiérarchies, aux effets délétères de la corruption ou de la dictature. Dans ce registre, Anne-Marie Moulin discute avec finesse de la situation emblématique de l’Irak subissant, une vingtaine d’années durant, les effets conjugués de la guerre, de la dictature et de la corruption.
Mais qu’en est-il plus largement du changement de statut du médecin et de la médecine avec l’entrée dans la modernité ? Ce sont diverses fonctions, écrit Anne-Marie Moulin, qui sont les marqueurs de ce changement d’époque, telles que « favoriser l’essor de la science, opiner sur les innovations, réglementer l’exercice de la profession (...), soigner les pauvres, veiller sur la santé de l’armée et celle du peuple... ». Telles sont désormais les prérogatives de l’État moderne après « avoir été inventées dans l’intimité du prince et après avoir été rodées, voire illustrées par tel ou tel de ses médecins ». Avec le mouvement général du monde, naissent pour la médecine de nouvelles questions et de nouveaux devoirs. Non seulement soigner les corps physiques et les corps psychiques, mais aussi prévenir les effets désastreux de la malnutrition, des pollutions, voire des conditions de vie engendrées par des sociétés, elles-mêmes malades de leurs « progrès » structurellement liés aux lois du marché généralisé.
Le bouleversement est à la mesure de cette grande transformation : le marché, jadis foyer bouillonnant des échanges et cœur de la ville, est désormais perçu dans bien des pays comme une nuisance « que l’on déplace en périphérie (...) au nom de normes sanitaires jugées inapplicables dans les centres-villes ». Au médecin du roi se substitue le ministre de l’Environnement, chargé d’édicter les normes de toxicité de l’alimentation, « voire de mettre le ban sur des junk foods aux conséquences délétères ». L’auteure s’interroge gravement sur la portée de cette évolution qui renvoie les services de santé dans les eaux des économistes arguant « d’une rationalité et d’une efficacité plus grandes, au nom même de ce droit à la santé pour tous qui apparaît encore une conquête politique définitive du XXe siècle ».
Si la médecine demeure un art de vivre et de mourir, se pose désormais la question suivante : en dépit de la persistance d’inégalités considérables entre groupes sociaux et de l’apparent triomphe d’une médecine unique et universelle, chaque individu n’est-il pas « à la recherche d’une médecine correspondant à la projection de son moi profond » ? Et si l’histoire de la médecine du prince est pensée comme devant s’achever sur une médecine unique, ne doit-on pas s’attendre à de nouvelles bifurcations et recompositions de cette dernière dans un monde globalisé, ne serait-ce qu’en raison de l’irruption massive des femmes dans la profession ? « La définition historique de la vérité médicale soulève un formidable problème » écrit Anne-Marie Moulin qui poursuit que cette vérité ne peut être que plurielle. C’est pourquoi l’affirmation de la supériorité de la médecine occidentale est une proposition qui n’a rien de scientifique et n’est au fond qu’une croyance occidentale.
Ce qui se joue donc, c’est l’invention d’un pluralisme médical moderne dont l’Inde est l’un des exemples paradigmatiques. L’Indian Medical system regroupe officiellement la médecine ayyurvédique d’origine sanscrite, la médecine yunnani, la médecine siddha du sud de l’Inde et la médecine allopathique d’origine européenne. Nos sociétés ont suspendu la recherche d’une médecine unique et universelle et « la bioéthique est confrontée à un travail incessant de reconnaissance et de comparaison des valeurs en jeu dans l’exercice de la médecine ». Chacun, praticien et patient, est à la recherche du difficile compromis entre la compétence de l’un et la puissance de l’autre ; et puisque Descartes pensait déjà que tout homme vieillissant devait être capable de formuler un auto-diagnostic, qu’en est-il à l’époque d’Internet où la distance n’est plus infranchissable entre tout sujet susceptible d’y accéder et l’immensité du savoir médical librement accessible sur son écran personnel ?
Le désir du « médecin de soi » cher à Georges Canguilhem est plus que jamais confronté à la nécessité de s’en remettre à l’autre, le médecin, proche ou lointain, car d’autrui « nous viennent nos joies et nos peines, et peut-être toute guérison ».
Au terme de ce livre remarquablement documenté par les sources les plus riches et diverses, y compris romanesques, ainsi que par l’activité médicale de l’auteur, la figure du médecin du prince est élevée au rang d’un paradigme articulant les temps et les espaces, dans un passionnant voyage à travers les cultures du monde, à la recherche d’une connivence entre les hommes. Autrement dit, nous sommes conviés à la quête « d’une unité antérieure à l’effondrement de la tour de Babel ». Cet ouvrage inclassable et magistral, rigoureux et foisonnant, peut et doit donc inciter chacun(e) d’entre nous à comprendre la médecine comme l’une des composantes de toute esquisse « de plan pour la réconciliation du monde ».
Jean-Paul Deléage
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