Le parcours humain, selon Rifkin, est orienté par l’extension de l’empathie à des sphères de réalité de plus en plus englobantes, ce qui nous prédispose à l’affection des humains et à l’élargissement de notre sociabilité. Nous ne sommes pas la seule espèce douée d’empathie, ce qui modifie notre perception des autres animaux ainsi que notre conscience de notre appartenance à la biosphère et notre responsabilité à son égard. Une nouvelle génération de chercheurs sondant les voies complexes de la maturation humaine soulignent le rôle crucial joué par l’expression empathique dans la formation d’êtres humains pleinement constitués. Cette révolution est résumée par le passage du « je pense donc je suis » de Descartes au « je participe donc je suis » qui met l’empathie au cœur du grand récit humain, ce que Rifkin résume ainsi : « si l’expérience se trouve dans la relation à l’autre, plus nous étendons nos relations, plus nous pénétrons les multiples strates de la réalité et plus nous nous rapprochons de la compréhension du sens de l’existence […] et les vérités sont des explications qui disent comment tout est lié », soit encore des interprétations situées dans un espace d’expériences communes aux individus, là où se fabrique la réalité. Structurellement, l’empathie réunit émotions et raison, sensations et sentiments dans une véritable communion de l’ensemble des humains, au-delà de leur être physique. La conscience empathique s’étendra-t-elle au point de permettre à l’humanité de tisser une enveloppe protectrice de la Terre plutôt que de la submerger de ses déchets ?
Nul ne peut nier que les points tournants de la conscience humaine sont liés à de profondes réorganisations « des relations des humains avec le monde naturel et notamment de leur façon d’exploiter les énergies de la planète ». Chaque changement qualitatif du système énergétique est porté par de nouveaux moyens de communication pour le contrôle des flux énergétiques ; et ces moyens de communication d’un type nouveau, affirme Rifkin, « amènent le cerveau humain à comprendre et à structurer la réalité autrement ». Les différents stades de la conscience saisissent et reflètent l’horizon spatio-temporel d’une époque et l’extension de ce que l’auteur nomme son « système nerveux central ». Consciences mythologique, théologique, idéologique ont ainsi marqué l’histoire des civilisations humaines, induisant chacune une nouvelle frontière entre « le nous » et « les autres ». Et chacun de ces moments singuliers a élargi le système nerveux central en y incluant toujours plus « d’autres ». Au XXIe siècle, les communications par satellite et Internet sont en passe d’intégrer la quasi-totalité du genre humain dans une boucle géante de rétroaction en continu. La mondialisation accélère la pulsion empathique qui « commence à englober la totalité de la biosphère » mais, poursuit Rifkin, « cette accélération est à peine capable d’égaler celle de la facture entropique ».
Si l’ancienne conscience mythologique se transmettait oralement, la conscience théologique a été le fait d’histoires qui sont écrites plutôt que dites. Les Hébreux, peuple du Livre, à l’origine peuple nomade, emportaient leur dieu avec eux. Ce n’était plus un dieu local, mais universel, dont le domaine était la totalité de l’existence et dont la présence gouvernait la totalité de l’histoire ; surtout, il était le dieu de tous. C’est la Rome antique cosmopolite qui a connu l’essor d’une nouvelle secte religieuse urbaine, le christianisme. L’eschatologie des nouveaux chrétiens, ultime floraison de l’Antiquité théologique, devait ouvrir le chemin à l’humanisme moderne et à la laïcisation de la conscience empathique. Jésus avait été crucifié à Jérusalem, mais c’est Rome qui fut le creuset de cette nouvelle religion qui, en propageant ses enseignements, universalisa l’empathie dans le monde. Dans Les Confessions, Saint Augustin examine sa vie intérieure et son rapport au monde au travers du prisme de sa conversion personnelle au christianisme, « son histoire est celle d’un homme qui prend conscience de lui-même ». Il s’agit là de l’impulsion initiale de « la pratique du questionnement sur soi-même », donc du sens de l’individualité et de l’élan emphatique jusqu’à leur pleine maturité.
Mais comme toutes les civilisations hydrauliques à sa périphérie orientale, l’Empire romain a implosé lorsque la grande poussée empathique surgie dans ses flancs « s’est heurtée à un déficit entropique plus énorme encore », c’est-à-dire lorsque l’Empire a commencé à consommer son capital, c’est-à-dire les terres productrices et les populations paysannes. Reste qu’après de longs siècles ténébreux, la poussée d’empathie impulsée par le christianisme a ressurgi avec « la révolution économique douce de la fin du Moyen Âge, puis l’éclat de la Renaissance. L’essor des nouvelles technologies énergétiques ne doit pas laisser dans l’ombre l’invention de l’imprimé avec Gutenberg qui permit de graver dans les consciences l’idée de complétude et de finitude ainsi que de préparer les outils de communication nécessaires à la gestion du monde moderne. L’Europe s’est ainsi plongée dans les affres d’un conflit gigantesque entre le régime économique ancien et l’ordre capitaliste commercial naissant. Pression accrue des marchés libres et naissance des États-nations sont les marqueurs de l’ordre économique et politique de ce temps. Surtout la conscience humaine s’est élargie davantage qu’à toute autre époque précédente. Rousseau est le premier auteur d’une autobiographie profondément moderne et Goethe porte à l’incandescence l’expression de notre appartenance à l’humanité et « ce noble sentiment que c’est l’humanité collective qui est l’homme véritable », dans une vision emphatique d’une portée universelle.
La lutte pour un compromis entre raison et sensibilité est l’autre principe du changement qui s’est joué dans les révolutions américaine et françaises. Ce basculement est indissociable de celui opéré dans l’ordre des systèmes énergétiques. La proto-industrialisation avait été une vaste entreprise de déstockage des réserves forestières, la houille puis le pétrole seront les carburants des révolutions industrielles des temps modernes. Selon Rifkin, la convergence des révolutions des communications et de l’énergie a rendu possible « la construction de la structure sociale la plus complexe et la plus efficace de l’histoire pour convertir les ressources brutes de la terre en objets utiles aux humains ». D’où les dilemmes de la nostalgie romantique s’insurgeant contre la toute-puissance de la rationalité capitaliste et auxquels Marx lui-même n’échappe pas dans le célèbre passage du Manifeste lorsqu’il s’insurge, non sans ironie, contre la réalité de la société capitaliste qui « a noyé dans les eaux glacées du calcul égoïste les frissons sacrés de l’exaltation religieuse, de l’enthousiasme chevaleresque, de la mélancolie sentimentale des petits-bourgeois ».
Après le XIXe siècle marqué par la première révolution industrielle charbonnière et imprégné par la foi scientiste, le XXe fut celui de nouvelles révolutions dans l’ordre énergétique avec l’électricité et le pétrole. Il marque aussi une rupture totale dans nos conceptions de l’espace-temps, les représentations artistiques, littéraires et picturales du monde, bref dans la conscience qu’a l’humanité de son existence et de sa présence au monde. Selon Rifkin, c’est l’âge de la conscience psychologique dans un monde industriel post-moderne. La Seconde Guerre mondiale, moment d’horreur sans précédent historique, est aussi celui de la prise de conscience irréversible de l’unicité du genre humain. C’est cependant la révolution de la contre-culture des années 1960 qui constitue un véritable séisme dans les consciences scellant sans retour l’entrée dans l’âge de l’empathie. À l’aube du XXIe siècle, jamais le genre humain n’a réalisé un tel bond dans son unification, par le commerce, les communications, l’hybridation des cultures, grâce à Internet en particulier ; et indissociablement, jamais il ne fut aussi sauvagement déchiré par les conflits, armés, financiers ou économiques, les crises sociales et écologiques. Cependant, à l’époque d’Internet et des réseaux sociaux, des milliards de personnes découvrent l’impérieuse nécessité de la coopération au lieu de la compétition, de l’interconnection plutôt que de la séparation, de l’échange plutôt que du conflit.
Et il n’y a pas d’autre issue aux ravages infligés à la planète et à l’humanité elle-même que la généralisation du respect par tous des biens communs et l’avènement de la civilisation de l’empathie.
La question est posée du combat crucial entre l’émergence d’une conscience biosphérique et la violence du choc entropique : catastrophes nucléaires et réchauffement climatique, épuisement des ressources terrestres et effondrement de la biodiversité. Il s’agit de la montée en puissance radicale du combat entre eros et thanatos, analysée ici en termes explicitement neufs.
Jean-Paul Deléage
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