Ecrits en désarrimages : « Lenz » de Georg Büchner et « La Promenade » de Robert Walser
Peu de textes nous parviennent directement de ce territoire situé ailleurs – si proche pourtant –, sur cette frange de terre qui s’avance vers l’abîme. Oui, certains écrivains font apparaître des personnages aux comportements fous. Mais ces écrits-ci font entendre de l’intérieur l’avancée torturée vers le désarrimage de tout sens et de toute capacité de s’adresser à autrui… et la lutte, aussi, pour continuer à se sentir exister (parfois par cette parole écrite précisément). Ce pays comporte plus d’une rive commune avec le fleuve de la poésie : ici également, l’espace entre les mots laisse sourdre des mystères, des énigmes, des contrées entrevues ou pressenties, portées par le silence, tantôt indicible harmonie, tantôt dévastation intime.
« N’entendez-vous donc rien ? N’entendez-vous donc pas cette voix épouvantable qui hurle de tout l’horizon et qu’on appelle d’ordinaire le silence ? » L’interrogation de Lenz nous atteint en plein cœur : qui pourrait dire que lui reste inconnue cette douleur, cette solitude radicale, cette expérience d’une surdité de l’autre à sa propre souffrance, qui parfois envahit tout l’horizon ?
Il est vertigineux de penser que Georg Büchner écrivit ce texte à l’âge de 22 ans (un an avant sa mort). Quels échos avait-il trouvés – si jeune, si grave déjà – dans les notes laissées par le pasteur Oberlin[1] concernant sa rencontre pleine de compassion avec le poète Lenz ? Georg Büchner s’en empara pour dire la beauté, l’exaltation, la volupté déchirante, la souffrance, le désespoir, cet univers exacerbé par la quête de sens et la quête d’une rencontre, et le néant au bout de cette quête : « Tout n’était que son propre rêve et s’écartait à son approche, il s’agrippait à tous les objets, des formes passaient rapidement devant lui, il se pressait contre elles, c’étaient des ombres, la vie lui échappait. Il parlait, il chantait, il récitait du Shakespeare, il tentait de saisir tout ce qui autrefois avait fait circuler son sang plus vite, il essaya de tout, mais tout était froid, froid. […] Le ciel était un œil bleu, stupide, et la lune y paraissait complètement ridicule et bornée[2]. »
Lenz fuit à travers les montagnes. Les voix lui parviennent des rochers, mêlant effroi et extase ; elles tonnent, menacent ou envoûtent ; elles s’exaltent « avec des accents tels qu’elles semblaient vouloir dans leur sauvage allégresse chanter la Terre ». Elles l’envahissent. Il s’y livre parfois : « Il lui semblait qu’il dût laisser pénétrer l’orage en lui et accueillir toutes choses, il s’étirait et s’étendait par-dessus la terre, il s’enfonçait dans l’univers : cette volupté lui faisait mal » ; parfois il lutte, poursuivi par une angoisse indicible, étreint par la pire solitude : « Tout était si calme, gris, dans le crépuscule. Il se sentit effroyablement solitaire, il était seul, tout seul. Il voulut se parler à voix haute, mais il n’y arrivait pas, à peine osait-il respirer : […] il était dans le vide. »
Il parvient à une maison habitée par un pasteur, Oberlin : cet homme lui donne accueil, au sens le plus élevé du terme. Son accueil n’est pas compréhension – Lenz lui demeure étranger – mais humanité. Lenz trouve là un apaisement, un lieu où « se tenir » – « je ne puis tenir nulle part, sauf ici, dans ce pays », dit-il plus tard –, dans un espace où se crée un écart dans sa solitude, si ténu soit-il. Cette solitude s’est creusée en lui jusqu’à l’absence de l’interlocuteur interne, de l’autre intériorisé, crucial, mais ici non constitué ou détruit : un gouffre est là, en lui-même, appel béant à un signe de l’existence d’un autre pour lui. À cette solitude irrémédiable, Oberlin oppose sa présence bienveillante, sans condition…
Cette fragile présence de quelqu’un à la lisière d’une solitude foncière va s’effondrer : « Tout ce qu’il avait puisé de calme au voisinage d’Oberlin et dans la paix de la vallée avait disparu : le monde […] portait une gigantesque déchirure ; il n’avait ni haine, ni amour, ni espoir – un effroyable vide, et pourtant la hantise de combler ce vide le torturait. Il n’avait rien. […] Quand il était seul, sa solitude lui était si épouvantable qu’il se parlait constamment à voix haute, appelait. » Lui répondaient néant et cruauté : « Les murs lui renvoyèrent un vulgaire écho qui semblait le railler. »
Différemment, le désarrimage – affolé – de Robert Walser, dans La Promenade, nous atteint par son écriture éperdue, en lutte pour échapper à la profonde solitude également, mais surtout à l’insensé, à l’effacement imminent de toute consistance. Absence de certitude, de points de stabilité et de permanence. Tout défile puis s’efface dans cette « écriture-promenade », non sans évoquer parfois Mrs Dalloway, bien qu’ici le style ne crée pas fluidité et poésie, mais plutôt malaise et étrange dérision, comme pour dire : « rien n’a de sens », « tout se vaut ». Aucun point d’arrêt ni de fixité ne suffit pour stabiliser une cohérence. Toute rencontre nouvelle, objet ou personnage, s’impose aussitôt au narrateur – tantôt « il », tantôt « je » – et le traverse ; elle occupe son monde interne, bouche l’horizon dans la plus grande confusion.
L’écriture pourtant cherche à trouver des ancrages, avec des accents souvent précieux ou emphatiques, faussement désinvoltes ou solennels, ou bien bizarrement « précis », humoristiques, mais surtout paradoxaux ou incongrus : « Simple petite question : se pourrait-il qu’une coquette boutique de mode, située sous quelque verdure, rencontre un vif intérêt, voire quelques acclamations ? Comme j’en suis fortement persuadé, je me risque à relater qu’en marchant sur le plus beau des chemins je poussai un cri de joie, juvénile et tout bête, d’une gorge qui ne croyait pas elle-même qu’une chose pareille ou analogue fût possible. […] Mon Dieu ! Voici que j’aperçus, également sous les feuilles, une ravissante et mignonne boucherie, avec des morceaux de viande rose, de porc, de bœuf et de veau. Est-ce que cette boucherie ne mérite pas tout autant une exclamation que la boutique aux chapeaux ? Évoquons doucement une épicerie. Quant aux divers estaminets, il me semble que j’y viendrai plus tard, et bien assez tôt. […] Il faut ici que je me réoriente à nouveau [dans le récit]. Je pense avoir tout lieu de supposer que j’arriverai à me reprendre et à regrouper mes forces tout aussi bien que n’importe quel général commandant en chef, qui prend en compte l’ensemble des données de la situation et intègre toutes les contingences et tous les revers dans le réseau de ce qu’on me permettra d’appeler son calcul génial[3]. »
« Regrouper ses forces », Robert Walser y parvint – semble-t-il – tant qu’il put encore espérer que sa perception du monde et sa lutte réussiraient à se faire entendre : il y parvint jusqu’au refus brutal de son éditeur, dans le contexte de la montée du nazisme, de continuer à le publier… L’écriture et la publication avaient protégé sa fragile tentative de se maintenir en lien avec les autres, dans le monde, en dépit de la singularité extrême de son univers. D’exister aux yeux des autres. De se sentir exister, parfois même dans l’extase : « En cet instant de braise, j’étais braise moi-même. De toutes directions et distances, toute grandeur et beauté s’avançait, lumineuse, dans un geste magnifique et qui comblait de bonheur. »
L’écriture même avait sans doute été – par l’occupation physique de la page, faisant en quelque sorte office de miroir – une inscription, une possibilité de constituer une présence corporelle et de se rassembler dans un travail unifiant. Elle avait permisd’attraper au vol et de saisir ses sensations et ses pensées qui, toujours, fuyaient devant lui… Peu à peu, Robert Walser réduit littéralement cette inscription, jusqu’à se faire « microgrammes[4] » : écriture minuscule au crayon noir, effaçable. Il renonce. Son espace pour se sentir exister s’amenuise, jusqu’à ce qu’il se laisse mourir dans la neige lors de son ultime promenade, après plus de vingt-cinq ans passés à l’asile.
[1]. Lenz vint se réfugier du 20 janvier au 8 février 1778 chez le pasteur Oberlin, qui tenait une sorte de journal. C’est donc plus de cinquante ans plus tard que Georg Büchner écrivit ce récit à partir des textes posthumes du pasteur.
[2]. C’est moi qui souligne.
[3]. C’est moi qui souligne.
[4]. Robert Walser, Le Territoire du crayon, trad. de l’allemand par Peter Utz, Zoé, 2003.
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