Ronan-Jim Sévellecest capable de poser une corde à linge au cou de la Vénus de Milo, preuve s’il en fallait qu’il n’est pas un simple miniaturiste recopiant scrupuleusement le réel. Il s’est spécialisé dans un art que l’on dit « singulier », parce qu’il illumine le réel et n’est pas aisé à classer, même si ses boîtes vitrées nettement parallélépipédiques se rangent d’elles-mêmes très bien contre un mur droit. C’est plutôt une forme de démiurgite aiguë qui l’a frappé, le poussant à laisser son imaginaire cristalliser les magnifiques créations que lui procurent les menus objets qu’il entasse et qu’il agglomère en des décors merveilleux.
Né en 1938 à Brest, l’artiste s’est tourné vers le modelage et la construction de maquettes sous la double influence d’un père artiste, peintre et décorateur, et d’une mère décoratrice. Il a d’abord employé ses talents pour le cinéma, avant d’abandonner peu à peu la peinture au profit de la mise en œuvre d’univers en trois dimensions à la fin des années 1970. Après un travail intensif et solitaire de dix ans, Ronan-Jim Sévellec a présenté ses premières boîtes en 1989, une expérience renouvelée en 1996 et, depuis 2008, avec une régularité croissante, à la galerie Antonine Catzéflis. Il est désormais accueilli avec beaucoup d’intérêt par des institutions comme le Palais de Tokyo (« Dioramas », 2017), la Halle Saint-Pierre (« Caro/Jeunet », 2017) ou la Bibliothèque nationale de France (« La bibliothèque, la nuit », 2017).
La puissance de son inspiration n’échappera à personne. Ses boîtes vitrées qu’il construit sur des gabarits de plus en plus impressionnants, dans des formats de moins en moins réduits – cela dit pour relativiser la notion de « miniature » chez Sévellec –, sont à l’évidence la cause de cet engouement qui va croissant. On connaissait naguère les miniatures de Charles Matton (1931-2008), distinguées par leur classicisme léché, et l’on a découvert les extravagances de Sévellec. Avec surprise, et même avec stupéfaction. Parce qu’au sens premier de ce dernier mot, les boîtes-vitrines de Sévellec stupéfient effectivement celle ou celui qui les rencontrent. Il est donc peu de dire qu’elles sont frappantes : elles sont envoûtantes. Attirantes comme des fleurs vénéneuses au parfum entêtant, elles ont l’indéniable capacité de fasciner celle ou celui qui posent en elle le regard. Ces boîtes sont Méduse et, comme celle-ci, elles figent le spectateur qui se trouve aussi englué qu’il est avalé par le décor, au point d’en avoir des impressions de mouvement, de vie autonome. Des hallucinations en somme, qui durent plus ou moins, et jaillissent des boucheries, des salles d’eau, des ateliers d’artiste ou des salons dont le créateur a le secret autant que l’obsession. Il en faut, du reste, pour réaliser des pièces aussi méticuleusement. On dirait que chaque tache de la tapisserie a son histoire. La puissance de l’inspiration qui a présidé à ces concaténations d’objets divers, à leur cristallisation en scènes apparemment paisibles, les rend si éminemment saisissantes que l’on peine, souvent, à s’en détacher. Sévellec est un sorcier qui s’exprime par le détail.
Dans les ambiances d’un autrefois qui pourrait appartenir à une Mittle Europa oubliée, au rêve d’empires lointains, perdus dans les limbes d’une histoire oublieuse, de cités d’un Moyen-Orient ensablé, Ronan-Jim Sévellec a donné une forme à ses fantasmes dans la décrépitude et l’incrustation physique du temps. Ses boîtes sont le vecteur de ses rêveries que chacun peut emprunter à son tour. Il y a, dans chacune de ses créations, un détail qui suggère une réminiscence à nos esprits. Ici une grille de fonte qui pourrait avoir été celle d’un jardin de l’enfance oublié, là un canapé où l’on aimait se lover pour lire des romans d’autrefois, ici encore les vitres du domicile familial, lorsqu’il était encore occupé par l’ancêtre, ou le galetas du cousin vieux garçon…
Au fond, ces boîtes-vitrines pourraient montrer Le Désert des Tartares de Dino Buzzati, les archives de José Saramago (Tous les noms), l’appartement où L’Affreux Pastis de la rue des Merles a pris corps (Carlo Emilio Gadda), celui de Jean Reverzy à Lyon, un lieu où le héros des Jardins statuaires de Jacques Abeille viendrait flâner… Espaces d’utopie et de mélancolie, les boîtes de Sévellec sont faites de la sédimentation des images repassées par l’esprit. De son propre aveu, il n’obéit jamais à la contrainte du croquis préalable : les pièces évoluent à son insu, croissant de leur vie propre…
Piles de livres et de journaux, verrières de jardins d’hiver, céramiques mirobolantes, chevalets de peintre, mannequins de couturière… tout porte le regard jusqu’à l’inévitable exégèse : peut-on se recueillir devant l’encombrement et le désordre étudié sans y songer ? Peut-on même admirer ces magnifiques carcasses d’animaux sanguinolentes pendues dans l’attente du retour des bouchers sans s’inquiéter de leur répétition de boîte en boîte ? « Pour moi, répondait Sévellec à Jo Pinto Maia lorsque ce dernier l’a interrogé, c’est l’expression d’un conflit intérieur parce que j’ai un grand amour pour les animaux et tout le monde vivant. Pour moi, c’est sans doute ça que j’essaie d’exprimer, de conjurer, de neutraliser. » Cette paradoxale mise en forme d’un amour donne une piste conséquente pour appréhender cette œuvre, dont la part autobiographique émerge délicatement des ombres et des taches du papier peint.
Si les pièces portent des titres fleuris (Le Champ clos des ablutions païennes [2017]), Une odeur de santal que ta peau m’a laissée [2017], Rapporte-moi la fleur qui guérit de l’absence [2017], etc.), il est nécessaire de s’arrêter sur ce qui paraît être la boîte-manifeste de ce poète de la prolifération et de la patine du temps : intitulée Un incertain reposoir (2017), cette œuvre est plus impressionnante encore qu’à l’habitude — elle devrait, selon toute probabilité, être abritée par un musée. Conçue pour contenir, si l’on peut dire, un tsunami, elle montre une montagne de déchets surplombant un fauteuil en piteux état, contre lequel repose un vieux pneu. Cette création magnifiquement rhétorique et forte est à coup sûr La Vague d’Hokusai, que Ronan-Jim Sévellec apporte à notre ère d’inflation du débris.
Dans le fourmillement et la prolifération des détails, on touche là au « fond somptueux de la marmite » (J. M. Coetzee, En attendant les barbares) d’un artiste tout entier tourné vers la création d’un univers encombré, « saturé », dirait Michel Guet (L’Infini saturé, Atelier de création libertaire, 2008). Sévellec l’admet, « j’ai besoin d’avoir l’œil amusé ». À travers ses volumes et ses modelages, ce sont des énigmes qu’il nous tend, des miroirs ou des autoportraits (Le Cabinet de réflexion, 2017) qu’il convient de déchiffrer dans la jubilation enfantine de la multiplication des détails, la reproduction des malices — cette corde à linge accrochée au cou de la Vénus de Milo — et l’imprégnation lente des mystères. Qui dira ce qu’est, finalement, Le Poids de la crigne (2017) ? Et de quel poids pèse, dans notre mémoire, la mélancolie de L’Heure étale (2017) ? Dans le plaisir et l’inévitable introspection, l’immense poésie de l’œuvre unique de Ronan-Jim Sévellec emporte les fétus mémoriels de ses visiteurs envoûtés.
L’exposition, magnifique et passionnante, dure jusqu’au 17 février prochain. Il serait vraiment dommage de la rater.
Eric Dussert
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