Vies provisoires

Pour son dixième livre, la poète et dramaturge Milène Tournier nous propose, aux éditions Lurlure qu’anime depuis bientôt dix ans Emmanuel Caroux, un portrait d’une humanité composée surtout de « gens de peu ». Les cent textes en prose numérotés composent, comme autant de tesselles, une vaste mosaïque de la vie dans nos villes.
Milène Tournier
Cent portraits vagues
Pour son dixième livre, la poète et dramaturge Milène Tournier nous propose, aux éditions Lurlure qu’anime depuis bientôt dix ans Emmanuel Caroux, un portrait d’une humanité composée surtout de « gens de peu ». Les cent textes en prose numérotés composent, comme autant de tesselles, une vaste mosaïque de la vie dans nos villes.

Pourquoi perçoit-on immédiatement les portraits de Milène Tournier comme des poèmes ? Est-ce leur part d’humanité ou la langue vivante qui les constitue ?

Chaque fragment est un instantané intense. Le premier portrait glisse par des accélérés de l’enfance à la vieillesse pour un homme que caractérisent quelques gestes, de ses mains à son sexe, de sa naissance à sa mort. Rêverie ou écoute d’une parole, lecture affûtée des gestes et des regards, la poète va au-delà de l’image-spectacle, comme elle nous y a habitués avec ses vidéo-poèmes.

Le poème-récit approche l’intime, « [p]arfois les yeux très fort fermés, pour encore mieux regarder ». Le paradoxe abolit la distance, le lecteur est placé au plus près de, et même avec ce réel.

La formulation cherche la précision : « Il vendait les gratuits. Les journaux gratuits, il les vendait. » La simple rencontre dans un bus ouvre une vue sur le parcours de vie de celui qui « était vivant depuis sa naissance ». Les éléments juxtaposés se concentrent dans des phrases courtes et explicites (« il avait » / « il était »). Nul n’est exclu dans l’humanité du livre. Cette capacité d’intégration nous convoque tous et construit une poétique de la dignité contre tout mépris.

On pourrait reconnaître diverses confréries dans cette suite de portraits. L’espace étant celui de la ville, et d’abord de la rue, ceux qu’elle nomme « clochards » ne manquent pas. Dans cette humanité souffrante, la question du langage se fait centrale, avec l’analphabétisme qui maintient dans les marges de la société, mais suscite aussi des élans de fraternité.

Ici une mère donnant naissance à son enfant doute, car « elle ne voudrait pas, elle, de cette vie qu’elle venait de lui donner ». L’enfant lui-même peut hésiter et surtout hurler. Plus tard, adulte, pris dans la mécanique du quotidien, « [i]l veut aller voir sa mère, et lui donner des coups de pied violents pour dans toute son enfance ne pas lui avoir appris à vivre ».

Pour échapper à la grisaille et à l’inéluctable, on peut adopter « l’honnêteté profonde [des] filles-mercredi qui dérivent – c’est sans comprendre, c’est sans penser ». À trop penser, certains peuvent « burnout[er] ». Une simple fuite d’eau provoquée peut conduire au désastre personnel : les dettes, « la caution perdue » quand il faudra rendre l’appartement. Chacun doit se plier à une logique impitoyable : « La vie a des conséquences dans la vie. »

De nombreux personnages envisagent le suicide, le tentent, parfois réussissent. Cette « clocharde » qui écrit pour vivre garde ses pages manuscrites dans son sac :

«Avant d’être clocharde, elle se demandait ce qui fait tenir les clochards. Si c’était l’espoir. Ce n’est pas l’espoir. Mais c’est que se tuer soi-même, se tuer avec ses mains, comme il fallait faire avec les chatons en une fois pour pas que trop mal, ça reste quelque chose de difficile. Les semaines avancent, à la rue comme au chaud, et on se dit que mourir, ça peut se faire sans nous, ça se fera bien.»

Chaque personnage témoigne de la façon dont il s’accommode ou pas du monde. Anne Dufourmantelle écrivait que « [l]’intime est un espace d’appropriation du monde à partir du secret, de la solitude et sans doute de l’incommunicable, ou de ce qui pour être communiqué doit trouver une langue particulière pour se dire, qui n’est pas la langue commune[1]». Mêlant ses mots et ses tournures de phrase à ceux et celles de ses personnages, Milène Tournier nous fait approcher l’intime de chacun. Son expérience au sein des hôpitaux, des EHPAD et des écoles la confronte à toute la diversité de l’humanité, à ses souffrances ou douleurs, mais aussi à la solidarité, à la bonté parfois.

La centième et dernière tesselle de cette grande mosaïque a été écrite pour le théâtre sous un titre qui exprime l’art de Milène Tournier : « Le maniement du fragile ». Une fleuriste y raconte la naissance de sa vocation et l’exercice de son métier. Les bouquets qu’elle confectionne (et qu’elle aime « flous ») évoquent les « portraits vagues » de ce livre. Les fleurs recèlent leurs parfums et leur langage. La fleuriste nous confie, à propos de ses clients : « J’ai des gens dont je vois la vie. Comme un médecin de famille. Moi aussi. Les naissances, les maladies, les deuils. Les fleurs à l’hôpital. L’artifice. »

Les sujets anonymes des portraits ne peuvent être que « vagues » : en une demi-page ou en trois, tout ne peut pas être dit. Mais la poète met en évidence les points de bascule, les failles ou blessures majeures, celles qu’ils doivent « se coltiner».

[1] Anne Dufourmantelle, Défense du secret, Payot & Rivages, 2015/2019.

Isabelle Lévesque

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