On ouvre le livre. Quatre-vingt-onze poèmes en prose dont la longueur n’excède pas l’empan. De quatre à vingt lignes. Les thèmes sont libres et se répondent, jamais assujettis à des systèmes ou dispositifs conceptuels. Ici, pas d’organisation artificielle comme on l’aurait attendue, des « cinq parties comme les cinq doigts de la main » que nous aurait imposées bon nombre de nos contemporains, mais un chant libre obstiné, mélodie a cappella, un homme est seul sur sa périssoire, il chante debout, la pagaie double abandonnée, le fleuve va s’élargissant, les rives ne sont bientôt plus visibles. Métayer nous offre des fulgurances du large : « Il flaire, il rôde. Il se cherche une douleur comme un requin sa proie. Il traque le mal qui remplira la forme du vide, l’œuf d’autruche apparu dans la bouche du silence. Les yeux plissés, il jauge les peines, lèche-vitrine du modèle à sa taille. Nul ne peut l’arrêter, lui-même ne sait pas le fin mot de sa pêche à la traîne, que par habitude il nomme flânerie. »
Ces proses denses, aux images qui s’entrechoquent, on leur appliquerait à tort, par manque de vigueur à les saisir, le terme « hermétisme ». Rappelons à nous Duke Ellington qui répétait dans un demi-sourire qu’il n’y a que deux types de musique, la bonne et la mauvaise. Sur le clapot d’un afterbeat, on pourrait affirmer qu’en poésie il n’existe que deux types d’hermétisme, le bon et le mauvais. Le bon, disant plus que lui-même, clair comme un caillou noir sur une plage de galets blancs. Ainsi de cette image « Le sang ne fait qu’un tour/ Quand le dukduk se déploie sur la péninsule de la Gazelle », du Xénophiles d’André Breton, logiquement plus oublié que les autres. Ces images vigoureuses, ne les aime-t-on pas pour ce qu’elles sont ? Parce qu’elles fortifient notre sang ? Dirait-on « je ne comprends pas » que cela reviendrait à porter un pamplemousse à son oreille en disant « je ne sens rien ». S’il y a des échos surréalistes dans les poèmes de Métayer, ils n’en sont que vertueux car entièrement maîtres d’eux-mêmes, dépouillés des fébrilités d’alors, libres des minimalismes et sécheresses d’aujourd’hui :
« La peur se change en sucre. Le sucre se change en peur. L’alcool se change en sucre. La peur se change en peur.
Il nous faudra bientôt importer autant d’armes que de douceurs. Introduire le droit de tirer à vue, pour protéger le sucre et augmenter la peur.
Colonies réglées sur la métropole, à trois quarts : peur, sucre/sucre, peur/alcool, sucre/alcool, peur.
Quiconque nous retire le sucre de la bouche sera achevé à bout portant. »
Mains positives est un livre plein de santé. Métayer semble nous dire à la manière de Whitman, mais dans un chant laconique et mesuré : « Me voici maintenant devant vous avec mon âme robuste. » Et si l’âme est ce que la vue est aux yeux, lisons bien ses poèmes, pour s’élancer au-delà des choses, et pourtant pour les rapprocher.
Guillaume Decourt
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