Karl Kraus, qui faisait profession d’exécrer le journalisme, y compris littéraire, écrivait avec drôlerie et injustice : « Au commencement était l’exemplaire pour compte-rendu, et quelqu’un le reçut de l’éditeur. Alors il écrivit un compte-rendu. Puis il écrivit un livre, que l’éditeur accepta et envoya pour compterendu. Celui qui le reçut fit de même. Ainsi naquit la littérature moderne. » En ce sens, j’ai sans doute contribué à la « littérature moderne ».
La vanité guette qui fait ce travail : voir son nom imprimé presque à l’égal de celui de l’auteur, avoir pour un tempsla haute main sur un livre qu’on découvre et qu’on lit avant le public des librairies, le lire et le juger sans être censuré, être tenté de briller à ses dépens ou sur son dos…
Le plus difficile, dès lors, au cours de ces dizaines d’années de collaboration à La Quinzaine, a été de ne pas faire semblant. Faire semblant de savoir depuis longtemps ce que je venais d’apprendre en lisant le livre, semblant de maîtriser le domaine ou le genre, le style. S’astreindre à goûter et apprécier ce que l’ouvrage avait entrepris d’ouvrir, de révéler, d’approfondir, et qu’un éditeur avant moi avait jugé digne d’être offert au public.
Difficile en particulier pour un universitaire, qui par ses fonctions mêmes est souvent tenté de prétendre savoir plus qu’il ne sait, et de juger prématurément ou précipitamment. Relisant les articles écrits pendant ces près de quarante années (conservés égocentriquement), je ne suis pas toujours fier.
En revanche je suis heureux d’avoir eu cette occasion de m’instruire dans des domaines très divers, au hasard des nouvelles publications et de ma curiosité, de l’impulsion qui me poussait souvent à aborder des écrits pour lesquels je n’avais pas de compétence, en me mettant moi-même au défi. Mon premier article concernait un récit d’André Dalmas. Ensuite j’ai traité d’ouvrages de philosophie (outrecuidance, mais Derrida m’avait dit un jour qu’il appréciait mes comptes-rendus de ses livres), d’essais sur la Grèce antique ou sur l’anthropologie (René Girard par exemple, dont La Violence et le Sacré, recommandé par Dominique Fernandez, m’avait enthousiasmé), de livres de psychanalyse (quel culot), d’histoire contemporaine, de littérature soviétique ou d’Europe centrale et de l’Est ; mais aussi de recueils de poèmes, de romans anglo-saxons (Naipaul, Rushdie). Rencontres avec des auteurs pour des interviews (le psychanalyste Serge Leclaire, Michel Serres, l’anthropologue Watzlawick, Naipaul, l’historien Moses Finley). Quelle liberté m’a été donnée, à laquelle j’aspirais !
Ç’a été avant tout un exercice d’écriture et de jugement. Lire et relire en prenant des notes ou en soulignant, comparer à des livres du même auteur ou sur le même sujet, essayer de saisir l’intention de l’auteur, apprécierson originalité et son talent, saisir au passage des expressions ou phrases qu’ilserait bon de citer. Puis, en un second temps, s’y mettre vraiment : choisir dans sa mémoire quoi mettre en valeur, ne pas oublier ce qui n’apparaissait que furtivement, concevoir un parcours. Enfin se livrer à l’imprévisible de la rédaction, quand un paragraphe mal engagé vous entraîne dans la banalité, quand on s’empêtre dans ses phrases, qu’on résiste mal à l’envie de conclure sur une note grandiloquente ou pathétique, que la sobriété se dérobe. Enfin se relire, ne pas expédier ni bâcler au dernier moment. Tout cela au milieu d’autres tâches ou occupations, menacé par la paresse et la négligence. Travailler comme un professionnel, sans l’être vraiment.
Puis vient l’attente de la publication. J’ai eu peu d’articles refusés par Nadeau : un sur un livre de Yann Gaillard que j’avais traité avec une désinvolture que je regrette ; un autre sur un essai d’Ezra Pound, que j’avais aimé mais sans donner du livre une idée assez précise. Suivent quelquefois des réactions de lecteurs, désapprobatrices ou non. Joie d’avoir été lu, d’avoir quelquefois donné envie de lire.
J’ai aussi tenu, de 2001 à 2004, une rubrique mensuelle, « Loin de Paris » (en choisissant ce titre, j’ignorais qu’il avait été utilisé auparavant par Georges Raillard pour une chronique qu’il envoyait aux Lettres Nouvelles depuis le Brésil). À chaque fois, un bouquet d’impressions recueillies lors d’un voyage ; une occasion que je me donnais d’écrire autrement, dans un format restreint et fixe (plaisir d’exprimer sa liberté sous cette contrainte), au croisement entre mon désarroi de l’époque, et le désir de donner au journal et à ses lecteurs, comme d’autres l’avaient fait avant moi, y compris Georges Perec et Nadeau lui-même avec son « Journal en public », un point de rendez-vous. J’ai publié ensuite ces chroniques chez Denoël. Elles m’ont marqué, et j’ai quelquefois appris qu’elles avaient été lues, et donné de l’agrément.
Pierre Pachet
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