Du temps, il en faut, disions-nous, pour rédiger ses souvenirs, et il apparaît que, si les malfrats placés sous les verrous de la République en disposent, et pas qu’un peu lorsque « la rousse » les a « logés » puis « poissés », ils ne sont pas pour autant, ces repris de justice, tueurs, dépeceurs, surineurs, voleurs de toutes catégories (bonjouriers, vanterniers, rats d’hôtel, casseurs, braqueurs, etc.), escrocs, proxénètes et autres professionnels de ces spécialités mal promues par l’Éducation nationale, les plus productifs en matière de littérature. Timour-Serguei Bogousslavski (faussaire et faux-monnayeur) et sa Morue de Brixton (Arléa, 1998) ou Jean Mariolle (braqueur de banques) et ses Louchetracs (« Série noire », 1969) ont bien défrayé un peu la chronique de la librairie, mais qui s’en souvient ? Même Georges Arnaud, l’auteur du Salaire de la peur, suspecté d’avoir assassiné plusieurs membres de sa famille et emprisonné puis acquitté en 1943, ne s’est jamais confié par écrit à propos de cet épisode sanglant (trois morts) – il aurait, dit-on, avoué à un ami, de vive voix, sur le tard. Finalement, la gent policière monopolise le crachoir. Elle se met même drôlement à table, en particulier parce qu’elle sait lire et écrire.
Chaque époque voit donc quelque « grand flic de France » – une engeance qui a pris récemment la curieuse habitude d’occuper le banc des accusés – préoccupé par la transmission de sa riche expérience et soucieux de souligner son rôle magnifique ou expert dans la lutte contre la criminalité. Voilà qui fait songer à ce que déclarait Bogousslavski : « J'ai été roi. Un tout petit, un roi-morpion, mais roi quand même. La preuve ? Pendant plus de vingt ans j'ai battu monnaie, privilège royal, comme on le sait. » Lorsqu’on lit les préfets Louis Lépine (1846-1933) ou Louis Andrieux (1840-1931), le père de Louis Aragon, il saute aux yeux que se joue autre chose que le simple récit impressionnant d’affaires compliquées, horribles, sanglantes. Au-delà de la peinture d’une réalité sociale dont ils prétendent rendre compte, honnêtement sans doute, mais tortillant parfois la réalité quand il faut améliorer leur posture lors de tel ou tel épisode, les narrateurs de souvenirs policiers en sortent toujours grandis, lorsqu’ils ne tentent pas comme cet Eugène Bailly, ex-flic devenu détective indépendant, d’apeurer la population pour attirer sa clientèle (Cambrioleurs et cambriolés, 1906). Une manière retenue depuis par des politiques mal inspirés qui usent parfois eux aussi de la bonhomie feinte après coup d’un Marcel Sicot (Servitude et grandeur policières : Quarante ans à la Sûreté, 1959), lequel renvoie à une morale de mauvais feuilleton : « Il convient cependant de rester positif et de ne pas trop faire œuvre d’imagination. Il faut de l’imagination à un policier. Mais il doit bien se garder de partir d’une idée préconçue. Rien n’est plus dangereux. »
Sur le fond, c’est élémentaire, chers lecteurs, la société évolue et voit ses délinquances avancer avec elle sans entraîner pour autant une marée de violences plus prégnantes. Les islamistes radicalisés ont remplacé les anarchistes et les nihilistes russes, voilà tout. Casque d’or n’est plus, ni les apaches, ces souteneurs de treize ans prompts à égorger le bourgeois avec leur couteau comme les Thugs tuaient en Inde le voyageur avec leur cordelette. Ils ont laissé la place aux dealers équipés d’armes automatiques et aux camés brûlés par la chimie, voilà tout. Parallèlement à ces artisans qu’étaient les « chauffeurs » (ils brûlaient les pieds des paysans pour leur faire révéler la cache de leurs économies), de vraies bandes étaient organisées, et ce n’est pas François Villon et ses Coquillards qui nous diront le contraire. Après la bande à Bonnot, le gang des Lyonnais. Ce qui frappe encore à la lecture de cette compilation couvrant tous les champs d’activité de la police, depuis les affaires criminelles jusqu’aux affaires politiques ou celles, « délicates », de la brigade mondaine, c’est à quel point les mœurs ont évolué. Nulle part de viol ici, on en reste aux constats d’adultères et aux « sadiques du ruisseau », tueurs de femmes comme Jack l’Éventreur.
Quant aux affaires politiques, elles révèlent vite la tentation manipulatrice des services de police. Dans ses fameux Souvenirs d’un préfet de police (1889), Andrieux en donne un parfait exemple – tout en négligeant d’évoquer le rôle de l’Okhrana, la police politique du tsar, dans le pseudo-attentat anarchiste du restaurant Foyot. Incarnant son petit Machiavel qui se joue de ses imbéciles de militants, il déclare : « on ne supprime pas les doctrines en les empêchant de se produire […] Donner un journal aux anarchistes, c’était d’ailleurs placer un téléphone entre la salle des conspirations et le cabinet du préfet de police ». Voilà Louise Michel devenue sans le savoir « l’étoile » de la rédaction de La Révolution sociale, publication financée en sous-main par la préfecture. Grâce au « fonds des reptiles », ces animaux qui rampent comme certains journalistes. Au vrai, il s’agit le plus souvent de sauver la réputation d’une Excellence ou d’un ministre de cette « République des Jules ».
Là où deviennent passionnants les patrons de la maison poulaga, c’est lorsqu’ils détaillent les astuces du métier et leur quête des grands criminels comme Eugène Weidmann, Ravachol et Landru. Les exploits du duo Beaublond/La Réquimpette donnant de leur personne à la Mondaine valent aussi leur pesant d’or, car c’est l’autre versant du métier, celui où l’on gravit les échelons parce qu’on est brave ou malin et que la chance est au rendez-vous. Voilà ce que l’on trouve dans les récits les plus célèbres de Gustave Macé (Mon musée criminel, 1890), auteur au succès phénoménal, du commissaire Belin (Trente ans de Sûreté nationale, 1951), de Gaston Faralicq (Trente ans dans les rues de Paris, 1934), sans oublier ceux du grand Vidocq – qui disposait d’un « teinturier » (nègre) – ou de l’exotique poète de la bande, le symboliste Ernest Raynaud, ami de Paul Verlaine, dont les Souvenirs de police : La vie intime des commissariats (1926) risquent bien d’être son livre le plus lu désormais.
Tout change, nous disait en préambule Bruno Fuligni : « Pigalle n’est plus Pigalle ». Nourri d’anecdotes sanglantes comme celle de cet obus tombant sur la morgue où sont entassés les corps des fédérés et tapissant les murs de matières cérébrales, par exemple, on aimerait le croire mais ce serait sans doute accorder trop de foi à un illusoire « progrès » de l’espèce humaine. A-t-on fini dans les bars à hôtesses de droguer à l’occasion le client trop confiant dont la carte bleue a été trop visible ?
Eric Dussert
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