Ballade laisse présager une complainte, un récit légendaire centré sur de mystérieux « hommes-nuages » aux pouvoirs chamaniques.
Le premier poème, « Entaille dans l’intime », annonce :
Poésie – dire ce que c’est
Être vivant :
Souffrir. Aimer. Écrire.
Ceci est mon journal-poème.
Être poète : S’exposer.
Lever des censures intérieures.
Le livre nous confronte à des pages « cisaillées » par des blancs, blessures trouant le tissu du texte. La « ballade » concerne d’abord l’« aimé » que la maladie mentale conduit en hôpital psychiatrique où il subit une camisole chimique. Durant des années, la poète l’accompagne et tente de le ramener dans ce monde dont il fut écarté. Un pronom veut conjurer cet internement :
Homme-nuage
Femme-nuage :
Nous
Nouvel Orphée, elle entre en quête du mot ou de la formule qui pourrait ramener cet homme-Eurydice au monde des vivants. Cette descente aux Enfers (« Catabase ») est suivie d’une remontée (« Anabase »), puis d’un couplage que l’auteure nomme « Anacatabase ».
Le « mot qui manque » est le leitmotiv principal de ce poème bouleversé mais rigoureusement organisé en cinq sections et un envoi. La poète alterne de longs poèmes et des formes brèves, ainsi que des récits en prose.
Des figures se dessinent : le père disparu qui a transmis la musique et la poésie, la mère qui lisait ou racontait des histoires, le grand-père libraire et imprimeur, et l’autre grand-père qui a fini sa vie dans un hôpital psychiatrique…
Trouant les récits, en caractères gras, comme la phrase qui traverse Un coup de dés jamais n’abolira le hasard de Mallarmé, des définitions de la poésie s’imposent : « Poésie : Saignée Du Noir Mental », ou « Poésie : Écrire En Chute Libre ». Ce peut être également « Langer Les Fous » ou « Panser Dieu ».
La Ballade des hommes-nuages propose un art poétique, en interrogeant le pouvoir de la poésie, son évolution en notre siècle, ce que nous en espérons d’elle : « Aurais / Voulu écrire un « beau poème ». Mais plus / De bel canto en ce début de XXIe siècle. / Nous aujourd’hui que le manque nous illumine ! »
Comme dans les livres précédents de Michèle Finck, de nombreuses œuvres poétiques, artistiques et surtout musicales traversent cette ballade : de Schubert à Schoenberg, elles renouent le fil rompu avec le père, la mère ou l’aimé. Les œuvres sont décrites, commentées, racontées. De cette appropriation pourrait naître la réponse à la question du mot manquant, chaque référence est une piste possible dans ce labyrinthe. Elles offrent des ouvertures, nous incitant à relire Rilke ou Trakl, à écouter par exemple cet opéra inachevé de Schoenberg, Moïse et Aaron, qui s’interrompt sur les mots de Moïse, ici en épigraphe : « Ô Mot, toi Mot, qui me manques ! »
À propos de « l’expérience intérieure » et du « monde clos du moi, je », Georges Didi-Huberman montre que c’est « lorsqu’elle fait exploser, du dedans, les limites de son sujet – de son auteur – qu’elle a quelque chance de consister et de nous toucher vraiment[1] ». L’expérience du deuil, de la maladie mentale ou de l’angoisse reste ouverte aux autres, à chaque lecteur.
Entre euphonie et dissonances, la langue tend à se réduire aux seuls éléments cruciaux. Sa musique approche parfois de la mélancolie schubertienne, mais bien souvent du cri du Wozzeck de Berg et des silences de Webern.
L’homme enfermé filme les nuages par sa fenêtre : avec un peu d’attention, on distingue des visages, des êtres harmonieux ou monstrueux, comme dans cette peinture de Laury Aime reproduite en couverture. Cet artiste filme ses Tableaux-partitions comme les nuages ; à lui aussi s’adresse l’envoi final, un « Miserere » :
Ô vous mes frères énigmatiques et si maigres !
Pitié pour vos cerveaux qui crient
D’absolu dans la nuit spirituelle
Pitié pour vos crânes lourds de savoir
Qui éclairent la terre de chacun
De leurs os Pitié pour vos crânes
Avec de grands trous noirs
La poésie « peut si peu » pour nos « frères et sœurs translucides et crucifiés » qui sont des « hors-la-vie ». Dans son « Chant du Séparé », récemment traduit par Michèle Finck, Georg Trakl, autre homme-nuage, évoque celui qui « habit[e] la bleuité d’âme de la nuit », qui « croît en lumière et toujours s’éveille des minutes noires de la démence / Lui qui souffre sur le seuil pétrifié[2] ». Orphée ne renonce pas.
[1] Georges Didi-Huberman, Aperçues, Minuit, 2018.
[2] Georg Trakl, Les Chants de l’Enténébré, poèmes choisis, traduits et commentés par Michèle Finck, Arfuyen, 2021.
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