Le déclic fut pour Koster la mort de son beau-père et celle de Maurice Nadeau, en quelque sorte des pères par procuration pour lui, Nadeau ayant publié le premier de ses romans. Leur disparation le conduit à prendre acte de sa solitude face à l’Adversaire : dorénavant, il sera en première ligne.
Comment réagit-on lorsqu’on regarde de près le néant ? La question religieuse est fondamentale, et l’auteur n’a jamais été de ceux qui esquivent ce sujet épineux. Soyons clairs : Serge Koster est juif. Il le savait déjà pendant la Seconde Guerre mondiale, quand des paysans le cachaient, et la leçon fut confirmée juste après, dans la pension juive où il rencontra Michel Cohen. À cette époque-là, à l’âge de six ans, il s’est fait circoncire.
Habitant un corps indélébilement marqué par la judéité, son esprit a choisi pourtant de naviguer ailleurs : au lieu d’apprendre l’hébreu, il trouve la sagesse prophétique dans des textes latins, langue qu’il a enseignée au lycée. Que nous apprennent les auteurs romains ? D’abord Sénèque : « Senectus insanabilis morbus est » (« la vieillesse est une maladie incurable »). Ou encore Lucrèce : « Quid tibi tanto operest, mortalis, quod nimis aegris / luctibus indulges », ce qui donne, dans la traduction de Koster : « À quoi tiens-tu donc tellement, mortel, pour t’abandonner à cette douleur sans mesure et à ce chagrin ? »
Mais de toutes les phrases latines, c’est peut-être celle citée par un Français de l’époque moderne qui a le plus touché Serge Koster. Dans un chapitre des Essais intitulé « De la force de l’imagination », Montaigne donne le mot d’ordre pour le récit du disciple Koster : « Fortis imaginatio generat casum », c’est-à-dire : « une imagination forte crée l’événement. »
Koster prend ce « conseil » à cœur. Outre son éducation classique, il n’a pas peur d’afficher son amour de la culture populaire, notamment le film de Frank Perry, Le Plongeon (The Swimmer), sorti en 1968 et adapté d’une nouvelle de John Cheever. Dans ce film, le sublime Burt Lancaster, le corps seulement vêtu d’un maillot de bain couvrant la partie circoncise de son anatomie (on peut le présumer, l’acteur étant américain), suit le cours d’une rivière imaginaire, baptisée « Lucinda », le prénom de sa femme. En réalité, cette « rivière » consiste en une série de piscines appartenant aux villas de la banlieue aisée du Connecticut dans laquelle vit le héros. Lorsqu’il arrive enfin à la dernière d’entre elles, la sienne, le spectateur comprend la signification du film : le nageur a tout perdu, y compris sa maison. Il ne lui reste que son maillot et le corps qui le porte.
N’est-ce pas là une métaphore de la condition de l’auteur de Montaigne, sans rendez-vous ? Même s’il n’a que soixante-quatorze ans et se porte bien, Koster, par anticipation, s’imagine déjà démuni de tout bien matériel, obligé de se rabattre sur ce qu’il y a de plus puissant chez lui : sa plume. L’encre qui s’en écoule l’amène sur un cours sinueux, constitué de faits réels et de rêveries, en commençant par la maison de son vieil ami Michel Tournier, à Choisel, dans la vallée de Chevreuse, et en terminant sur les rives de la Garonne où il assiste à l’agonie de « l’Essayiste ». À l’image du nageur du film, il espère atteindre l’embouchure où sa femme – qu’il appelle pudiquement « l’Aimée » – et lui seront réunis.
Entre-temps, Koster nage le crawl, pour le plaisir du public. Ce qu’il dit sur l’Essayiste s’applique également à lui-même : « J’aime Montaigne entre tous parce que, citant, il excite et incite. » Non seulement les nombreuses citations parsemées dans Montaigne, sans rendez-vous, donnent envie de (se) plonger dans les Essais, mais certaines d’entre elles dessinent les contours d’une bibliothèque personnelle composée des œuvres les plus originales consacrées à leur auteur, avec Domestique chez Montaigne de Michel Chaillou ; Comment vivre ? Une vie de Montaigne en une question et vingt tentatives de réponse de Sarah Bakewell ; ou La Vie de Montaigne de Jean Prévost.
Mais c’est dans le style même de Serge Koster qu’on trouve la meilleure (in)citation, ce fleuve fait de divagations et de chutes inattendues, attirant le nageur qui est en chacun de nous, appelant le lecteur à se mettre à l’eau, dès les premières phrases de ce « roman » : « J’aurai traversé le temps dans un état second. Je ne saurais dire si échappaient ou contribuaient à ce phénomène hypnotique les instants privilégiés, tels le big bang de la joie dans les bras de l’Aimée ou l’âme en berne quand survient l’avis de décès d’une personne élue. »
Quoi qu’il en soit, le lecteur, interpellé par les courants séduisants de cette rivière, plonge lui aussi dans un état second.
Steven Sampson
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