La mise en scène contemporaine valorise justement l’accessoire en même temps qu’elle limite les objets du décor. Sur le plateau des Quatre Molière mis en scène par Vitez (en 1977), le parquet était vierge de tout meuble, à l’exception, de temps à autre, d’une chaise, d’une table, d’un fauteuil. Qui devenaient « vivants » : les comédiens jouaient avec. Jean-Loup Rivière procède de même, mais en tant que critique, ou plus précisément en tant que spectateur follement amoureux de cet art du théâtre, cet objet de désir qui nous révèle parfois notre « inquiétante étrangeté ».
L’épigraphe, une phrase de Nathalie Léger, « Il n’y a pas que la langue, il n’y a pas que le style, il y a aussi les chaussures », est une savoureuse introduction à cet ensemble de textes brefs qui étaient destinés à l’origine à des interventions radiophoniques. Il s’agit pour l’auteur, en quatre-vingt-trois séquences de deux ou trois pages chacune, et par des biais inusités, d’approcher le théâtre, de révéler de lui un accent fort, un manque, un trouble, une beauté inouïe, un faux pas, une erreur, qu’on n’avait jusque-là pas vraiment vus, considérés : « Flocons », « Emportement », « Mauvais acteur », « Costume moderne », « Porte », « Visage », « Aparté », « E muet », « Ennui », « Neige », « Rideaux »… tels sont les titres de quelques-uns de ses chapitres.
Et il s’agit aussi de dire beaucoup en peu de mots, d’être profond et grave sous une apparente légèreté. Le texte intitulé « Critique » est un modèle du genre – élégant et féroce. En voici le début : « Dans un théâtre de Paris s’est donné un spectacle dont je ne dirai pas le nom, ni le lieu, ni l’auteur, quoi qu’il en coûte de taire un crime dont on a été le témoin, mais la dénonciation n’est pas mon fort, et il est noble d’avoir le courage de sa lâcheté. » L’auteur épingle un procédé qui consiste à montrer au public ce que la mise en scène avait jusqu’à présent soigneusement caché : les machinistes installant un décor, le rideau en train d’être levé, les comédiens en pleine répétition, etc. Or, lutter contre l’académisme en répétant un procédé constitue un autre académisme.
Jean-Loup Rivière est drôle, pince-sans-rire, il se veut « un spectateur qui, par un simple concours de circonstances, se trouve être moi. Donc moi, en tant qu’il aurait pu être un autre ». Mieux vaut ne pas tomber sous les coups de sa charge. Si quelqu’un d’autre en est l’objet, en revanche, quel plaisir et quel enseignement, quelles pistes de réflexion ! Par exemple, sur la question de l’illusion propre au théâtre, dans ce même texte, le procédé qui consiste à montrer, comme nous l’avons vu, l’envers du théâtre consiste aussi à dire aux spectateurs : « ceci est du théâtre » et détruit son illusion. Une erreur, pense Rivière : « Pour qu’émotions et idées puissent s’engendrer les unes les autres, j’ai besoin de croire que je pourrais être dupe, et qu’on ne se charge pas pour moi de ne pas l’être » (c’est moi qui souligne).
Dans la courte biobibliographie de l’auteur (on y lit qu’il a été secrétaire général puis conseiller littéraire et artistique de la Comédie-Française, qu’il enseigne au Conservatoire d’art dramatique de Paris et qu’il a publié quelques livres), on ne trouve pas mention d’une pièce de lui mise en scène à Chaillot du temps d’Antoine Vitez. Elle s’appelait : Palerme ou Jérusalem, et racontait l’histoire d’un prince palermitain qui, sans bouger de son palais, en progressant, se déplaçant d’une pièce à une autre, accomplissait le long voyage de Jérusalem.
Le texte de la pièce n’a, semble-t-il, jamais été vraiment publié. Le spectacle fut proposé dans les couloirs, les escaliers du palais de Chaillot, assimilé pour l’occasion au palais de Palerme. Fut-il bien accueilli ? Je n’ai gardé que la mémoire, indéfectible, de la force du texte qui donnait chair à une idée : le théâtre ne propose qu’illusion, aussi est-il le vrai voyage. Ce que confortent, bien des années après, ces citations extraites du Monde en détails : « Il n’y a sans doute que le théâtre qui puisse donner à voir des actions infigurables, car intérieures », écrit Jean-Loup Rivière à propos de Rêve d’automne, de Jon Fosse ; et à propos de Tchekhov : « Non pas expliquer mais exposer ». Puis surtout : « Et l’on se prend à rêver d’une pièce de théâtre qui n’existerait que parce que je me promène ». Et nous, on se prend à rêver que Jean-Loup Rivière soit plus loquace, qu’il nous fasse plus souvent partager l’intelligence de sa ferveur. « Je pourrais être un génie comme Cuvier qui à partir d’un os vous reconstruit l’animal et moi, avec une chaussure, vous décrire le pèlerin », s’écrie le conférencier de Palerme ou Jérusalem. Nous voilà revenus à la chaussure de l’épigraphe !
Additionner toute une série de textes qui finissent par constituer un tout : c’est à quoi s’est refusée Florence Delay. On sait que la romancière académicienne est une illustre comédienne de cinéma, on sait moins qu’elle s’est aussi produite sur les « planches ». C’est tout cela qu’elle nous raconte, avec la fougue et l’envolée d’une cavalière sur destrier, dans La Vie comme au théâtre, où on la découvre petite fille s’essayant, avec quelques amies, à Musset et à d’autres. Ce qui lui donne l’occasion de nombreuses digressions, comme les pratique aussi son ami Jacques Roubaud. Si le récit de ses relations avec le théâtre et le cinéma ne nous laisse pas indifférents, son approche de ces arts et de la littérature, par des biais qui lui sont propres (et ne sont pas ceux de Rivière), nous enchante davantage. Comme si la trame biographique proposait un paysage dans lequel sont plantées quelques scènes.
Revenons à Musset. Partant de La Nuit de décembre, interprétée par des écolières qui ne comprennent pas grand-chose au deuil, au noir du personnage, passant par la grand-mère de Proust, qui souffre d’une maladie nerveuse, Florence Delay en vient à Alfred (« qu’on me pardonne la familiarité : nous prendrions plus tard l’habitude, mes étudiants et moi, d’appeler par leur prénom nos écrivains préférés », s’excuse-t-elle) et à ses crises d’hallucination et de dédoublement. Elle dit l’aimer comme un frère. C’est peut-être ce qui est le plus beau chez Florence Delay : sa capacité à donner souffle et corps à l’érudition ; à transformer le savoir en manière d’être et de vivre ; à donner la main, à serrer dans ses bras certains écrivains du passé. Rien de plus juste, au fond, nous les portons dans notre cœur. Rien de plus rare que de le dire, d’oser le dire, le vivre : « Oui mon cœur se serre. Il me semble avoir connu ce blond aux yeux pâles, maigre, alcoolique, désastreux, merveilleux, dont j’aurais pu certains jours me dire la sœur ou la mère… »
Marie Etienne
Commentaires (identifiez-vous pour commenter)