Affirmations sans doute fantaisistes – chacun savait qu’il ne s’agissait pas seulement d’une curiosité scientifique –, mais pas totalement : comment prévoir la carrière d’une invention certes spectaculaire mais sans modèle ? Si le père, Antoine, était un artiste, photographe reconnu et peintre d’un certain talent (plusieurs de ses toiles figurent dans l’exposition), définitivement peu doué pour les affaires, Auguste et Louis alliaient génie inventif et sens du commerce. C’est grâce à leurs découvertes qu’ils ont sorti la petite fabrique familiale de plaques photographiques de la panade et grâce à leur gestion avisée qu’ils ont fait de la société Lumière et Fils l’entreprise qui régna plusieurs décennies durant sur le marché. Le cinéma ne fut pour eux qu’une parenthèse, soigneusement exploitée : lorsqu’il s’avéra que sa rentabilité n’était plus assurée, ils se consacrèrent à des activités plus sérieuses.
Rien d’ailleurs ne les orientait sur cette voie. L’invention en 1881 (Louis avait alors dix-sept ans) de la plaque « Étiquette bleue », supprimant pour les photographes amateurs l’emploi de matériel chimique et réduisant les temps de pose, suffisait pour occuper pleinement les ouvriers des usines Lumière (dix-sept millions de plaques par an). C’est la découverte, en 1894, par Antoine d’un Kinétoscope Edison (reconstitué dans l’exposition, avec film inclus) et du succès obtenu par les images animées qu’il projetait pour un unique spectateur qui l’incita à lancer ses fils sur le problème – pas pour des raisons gratuites, l’art, la poésie, ce serait pour plus tard, mais parce que « Edison vend ça à des prix fous ». L’inventivité des deux frères (1) fit le reste : un détail (un cadre porte-griffe emprunté à une machine à coudre, telle que celle exposée) installé sur l’appareil, et l’aventure pouvait commencer.
Les Lumière arrivaient tard dans la course à la photographie animée. Le principe était dans l’air depuis quelques années, élaboré par des chercheurs, Marey, Muybridge, Demenÿ, Skladanowsky, qui consacraient tous leurs efforts à tenter de capter le mouvement et de le reproduire, rarement de façon convaincante. En tout cas, jamais rien qui puisse être comparé au Cinématographe – appellation achetée à Léon Bouly, brevetant en 1892 sous ce nom un appareil qui n’a jamais fonctionné –, ce qui explique pourquoi l’Histoire, forcément simplificatrice, a fait des Lumière les seuls inventeurs de la chose. En réalité, et Louis l’a reconnu constamment, ils ont avant tout réalisé la synthèse des procédés existants et inventé le cinéma en projection, tel qu’on le pratique encore. Un simple saut qualitatif qui a changé la face de notre monde.
Les deux commissaires de l’exposition, Thierry Frémaux et Jacques Gerber, ont bien remis en perspective cette invention, aboutissement d’une série de tâtonnements inspirés, phénakistiscope ou fusil photographique (2). Le génie des Lumière est d’avoir imaginé un appareil simplissime, qui permettait à la fois d’enregistrer des images et de les projeter après développement. Si la première présentation publique de leur boîte magique, le 22 mars 1895, était destinée à amuser leurs collègues photographes, le succès obtenu par La Sortie des usines Lumière ne pouvait que les inciter à aller plus loin – nul doute que leur expérience industrielle ait joué son rôle : inventer, mais également produire.
L’image de la porte cochère qui s’ouvre et du flot des ouvrières sortant du travail est une image matricielle – le cinéma identifié. Louis (c’est lui qui tenait la caméra le 19 mars, jour du tournage) inaugurait en même temps le documentaire social et le film publicitaire – il inaugurera aussi le remake, puisque l’on connaît trois versions de cette sortie, filmées à des saisons différentes. Ce que l’on sait moins, c’est que ce premier film historique avait un précédent : un essai sur pellicule papier, tourné en décembre 1894 (3). Pour les amateurs, une sorte de Graal inaccessible, la première trace, à jamais perdue. Mais le papier résiste mieux que la pellicule et ce joyau existait encore, recélé par les Archives du Film : un simple rouleau, quelques mètres de bande perforée avec des images sur une face. Images numérisées, passant en boucle sur un écran dans la même vitrine – quelques écoliers lyonnais dans une rue enneigée, vingt secondes d’émotion pure, à la source de notre mythologie.
L’exposition ne nous aurait présenté que ce petit miracle sautillant qu’elle nous aurait déjà ravi. Mais tout le reste est là, des inventions visuelles que les deux frères ont multipliées : le vérascope et ses photos en relief, le photorama et ses projections de paysages géants à 360° (l’attraction, installée dans une salle spéciale de l’avenue de Clichy en 1902, fit long feu : les images fixes n’intéressaient plus), la projection sur pellicule 70 mm, pour les visiteurs de l’Exposition universelle de 1900, et même le cinéma en relief – on peut constater, à la vision du remake de 1935 de L’Arrivée du train en gare de La Ciotat, que le procédé fonctionnait et n’était pas pire que la 3-D d’aujourd’hui. Et les autochromes, évidemment, l’invention dont Louis était le plus fier, légitimement : des années d’expérimentation pour parvenir à ce résultat miraculeux d’une photo en couleurs « naturelles » exquises – jeunes filles au jardin, déjeuners de famille, baigneuses, tout cela magnifié par une lumière de peintre. Le tirage moderne le plus attentif ne recrée pas pleinement la vibration émise par les plaques de verre d’origine, mais une visionneuse d’époque permet d’en découvrir la beauté. Une beauté que rien n’égala jusqu’à l’arrivée du Kodachrome, en 1935.
Dès 1896, Monsieur Louis envoya vers toutes les extrémités de la planète des opérateurs, chargés d’enregistrer ce qui se trouvait à portée de leurs objectifs et d’en envoyer copie à la maison-mère, afin d’« offrir le monde au monde », selon le mot de Bertrand Tavernier. Pour la première fois, les spectateurs de Paris ou de Lyon pouvaient découvrir un village tonkinois, les policiers new-yorkais ou le Grand Canal – et inversement. L’entreprise vaudrait à elle seule une exposition, chacun des missi dominici, Gabriel Veyre, Marius Chapuis, Alexandre Promio, ayant laissé des traces, lettres, carnet, journal de bord. Mais ils ont surtout rapporté des films, ces « vues » que les catalogues Lumière proposaient à leurs clients, et dont on ne voit en définitive que quelques dizaines, souvent les mêmes. Confrontés à l’impossibilité de projeter les mille quatre cent vingt-deux films d’une minute encore accessibles, les commissaires ont eu l’idée superbe de réunir sur un même mur autant d’écrans et d’y projeter tous les films en même temps. L’objet est extraordinaire, totem fabuleux, falaise de dix mètres sur six, grouillante d’images. Dix années de cinéma réunies en une minute, l’effet est somptueux. À l’aube d’une nouvelle révolution des techniques, cette célébration réussie nous rassure : le patrimoine est bien vivant.
- Pour respecter un serment d’enfance, tous les brevets Lumière furent signés par les deux frères, quel qu’en fût l’inventeur.
- Il a fallu cinq cents pages à Laurent Mannoni pour décrire, dans Le Grand Art de la lumière et de l’ombre (1994), ce qui a précédé le Cinématographe Lumière.
- C’est Bernard Chardère, maître ès frères Lumière, qui avait levé ce lièvre (1895, n° 11, déc. 1991).
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