L’épigraphe est empruntée à la tragédie de Shakespeare la plus sanglante, Titus Andronicus : on s’y massacre, mutile, brûle, et même dévore en famille. C’est la fin d’un empire, d’un monde. Devant l’accumulation des crimes, Marcus apostrophe son frère, Titus : « Now is a time to storm. » Quand les larmes sont épuisées, un seul choix, la rage !
Ces Jours redoutables nous font d’abord penser au « Jour de colère » (Dies irae) du chant grégorien. Mais ce sont aussi les yamim noraïm juives (littéralement « jours redoutables »), période qui invite au repentir avant le jugement divin. Ici, cependant, pas d’appel au divin, qui ne mérite que « malédiction », la « clameur » s’est « tue ». Le narrateur qui s’éveille pense aux « erreurs commises » et aux « espoirs déçus ». Comment retenir un monde qui s’efface quand on s’efface soi-même, par fatigue, usure ? Les mots le peuvent-ils ?
« Mots ne sont que stèles et. Tables funéraires. »
Le livre s’organise ainsi, en stèles et tables funéraires. Les premières sont constituées de trois poèmes, rectangles verticaux de deux fois vingt-huit vers chacun. Ils ouvrent et ferment le livre ; le troisième est au centre des trente poèmes, tables funéraires, de quatre à dix vers.
Respirer autrement. La ponctuation entame la parole, la creuse. On pourrait cesser de dire – on ne le peut pas. Les points se plantent dans les phrases.
« Toute trace toute. Splendeur éphémère du jour qui n’est.
Pas une épiphanie une. Joie pleine de grâce et. »
Quelque chose – hymne, séquence vive, levée de boucliers – aurait pu prendre feu, avant les désastres, mais les mots que le réel gagne sont souffle coupé. Ce qui ne prend pas meurt en se disant et devient poésie :
« Chants éblouissants comme si. Derrière les vitres vivaient.
De petits êtres et leurs. Petites mains qui ne caressent plus. »
Les propositions subordonnées (dominées comme des êtres ?) attendent leur tour, le déterminant s’abandonne au point et le reste de la structure syntaxique surgit. Derrière une porte fermée, une voix cogne, faiblement. Poème, cette parole trouée qui connut la gloire du dépassement et de l’envolée. Le poète révolté dessine les voies multiples d’une langue rebelle pour « dire cela dire ». Entre « équilibre » et « déséquilibre », les structures parallèles libèrent une force vitale. Écrire fait du jailli un possible (même amoindri). « Ce qui tremble frêle et qui. » La coupure n’arrête pas ; momentanée, elle engendre. Les mots « désastre », « profération », suggèrent la perte et sa diction, nécessaire, loin du sublime désormais.
Sur les photographies de Frédéric D. Oberland, les formes sont floues ; une brume, une fumée (Jours redoutables) peut voiler la prise, comme sur d’autres clichés la forme ramassée d’un animal indistinct. Le lien logique bousculé dans les textes comme entre les mots et les photos nous éloigne d’une vision simpliste. Le flou des photos montre l’impossible perception claire du réel. Le corps nu d’une femme fait face à un mur lézardé.
Entre « joie » et « fureur », « grâce » et « détresse », « tendresse » et « désarroi », le texte nous exhorte : se redresser, faire halte, tenter, saisir, et refuser toute soumission à l’ordre établi.
« Ne veux plus. Fléchir ne veux plus courber.
L’échine rester. Seul debout ardent cœur. »
Les poèmes-stèles, non ponctués, sont dits d’un souffle : désir, rage, la flèche décochée, le « on » assené d’une humanité discordante unie dans ce pronom, singulier/pluriel, avancé comme on lutte, fraternellement, et comme on continue même quand disparaît l’espoir de vaincre. Le poème en lutte se lève, c’est un espoir d’« échouer avec élégance », au moins cela, pour affirmer, malgré tout, la beauté de vivre, d’être, pour un temps mesuré, l’une de ces vaillantes et dérisoires particules d’humanité en dérive. C’est ce que nous tendent ces Jours redoutables dont le dernier mot, « beauté », était déjà présent au début du livre :
« et rien n’assouvira la mort très coriace
qui nous traque dans les impasses
obscures où l’on s’est égaré ― tout
cela toutefois est d’une grande beauté »
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