Pour entendre Caroline Sagot Duvauroux, il faut accepter d’être constamment décentré : de la syntaxe, de la logique attendues. Son écriture désarme par utilisation constante de la marge. Dès les premières pages, elle nous prévient : « Et si […] la poésie et l’art contemporain ont touché les limites de leurs compétences respectives, tant mieux c’est leur boulot les limites, non ? Ou bien nommons ça autrement. Folle allure ? »
Et c’est ainsi que le lecteur se voit entraîné dans une folle équipée où le penser et l’écrire se joignent, s’éloignent, parfois s’ignorent et souvent se retrouvent. Dans la liste initiale des « personnages », le premier, Héraclite d’Éphèse, est présent tout au long du livre. Comme l’œuvre du philosophe, Aa est constitué de fragments, parfois énigmatiques, parfois narratifs. Mais ici l’auteure nous les donne à lire comme un flux, le Journal d’un poème qui s’écrit chemin faisant. Entre les fragments, le silence s’impose : les blancs déterminent les espaces intermédiaires où gît ce qui ne peut se dire. Comme l’écrit Jean-Luc Nancy : « Il s’agirait donc d’un silence comme de la découpe exacte, de l’horizon de la langue, dessin tracé net sur son bord[1] » ; le silence est essentiel dans ce qu’il appelle la « résistance poétique ».
Comme le fait Caroline Sagot Duvauroux, prenons le dictionnaire et partons du début, aa, mais ne nous arrêtons pas à tous les sens indiqués : « Dans toute parole, une part oraculaire ne dit pas, ne cache pas, fait signe. »
La poète évoque la technique du palimpseste au début de son livre. Toujours quelque chose de dérobé laisse émerger un pic, un signe ou une question. La poète, à la proue de l’énigme, écrit sa « boiterie » : « je ferai du vent mon outil de syntaxe ».
Et cela bascule, en prose/en vers, en caractères romains/en italiques. Conventions tranchées vives, Caroline Sagot Duvauroux connaît la chanson (à tue-tête), mais elle ne se prend pas les pieds dans l’usage, elle fuit les ornières. Elle agite le tout pour introduire « le hiatus où s’engouffrait le beau saccage ». C’est que l’important se situe peut-être entre les mots et les choses, entre les mots eux-mêmes aussi, ces espaces que l’on voit sans les entendre : « yenayenayena !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!! »
Hors centre, elle nous bouscule, « [h]ue et dia, boiterie », introduit du récit, inabouti, dans sa langue vivante. Courageuse, créative et sans complexe grammatical : « Logos et tohu et bohu », elle court sans reprendre le souffle d’un sens convenu. Des marques de logique parcourent le texte et le sabordent : « Donc, analogie, récit, étirement, retrait, bord sur bord, passé futur, les temps cousus, bobine esclave, ami-ennemi des hommes, manque un pas : ça écrit. »
Du manque jaillit la poésie. Du hors-bord ou centre avalé naît l’élan qui propulse le texte, ce Journal d’un poème réflexif et singulier.
Ce journal a ses avancées : les « ricochets » de mots ou poèmes repris à la volée, répétés (le aa est disséminé dans tout le livre). Des personnages sont nommés, antiques ou actuels, Phèdre, des poètes, des peintres et des philosophes, car le texte échappe au genre strictement poétique. Tout y entre, tout le malmène et le fait vivre. Il vibre aux marges, il échappe. Né manquant, le texte de Caroline Sagot Duvauroux cherche des points d’appui, les trouve et les perd, s’en réjouit : « l’échec est l’intuition du livre ». À quoi sert d’être centré ? Cette forme de poésie vit à bâbord, à bord d’un navire de papier : « Terre en vue : la langue bat ». Les mots frôlent ou franchissent des failles dans une forme de danse au déhanchement irrégulier : « Veut s’égarer s’ ».
La pensée qui se déploie ici est, pour reprendre une formule de Patrice Loraux, « en même temps le labyrinthe, celle qui s’y perd et le fil qui se rompt[2] », hantée qu’elle est par « l’ajustement du multiple, le passage des abîmes, l’ouverture de chemins ambigus[3] ».
On ne lit pas indemne : si on suit le poème « vers l’inconnu de bords extrêmes », on se perd ― si on ne suit pas, on se perd aussi. On sait bien qu’« [u]ne parole c’est au secours ». Excentrique assaut de langue sauvage, féroce et rebelle, on ne plie pas. On suit « les écarts du chemin qu’on mène au grand écart de franchir ». L’émancipation propulse cette langue poétique qui nous captive pour nous laisser sans voix, avec nos interrogations non démêlées :
« Des fragments battaient flèches et nous cherchions des cibles / L’effritement touchait avant par le devant / Touchait jaillir sans précédent / L’éperdu / Faisait de l’absolument perdu qui tenait le visible encore tu / Depuis toujours encore tu »
La dénomination perdue percute la phrase, le vers. Forcément le fragment décentre le logos. À genoux, au milieu du terrain inconquis, la poète se débat. S’en prend aux mots qu’elle dénoue, dévoue à la cause perdue du sens.
Le sens, dans Somme des silences de Yannick Torlini, semble introuvable. Le titre intérieur annonce : Pièces. La polysémie du mot garde toute sa force : s’agit-il des six chapitres considérés comme des sortes de pièces beckettiennes ? Ou de la mise en pièces, en fragments là aussi, du corps évoqué ou de ce que le texte appelle « ça » ? Ou encore de la pièce dans laquelle se déroule chaque partie ?
« Au tout début fut la table », écrit Caroline Sagot Duvauroux dans Aa : c’est le mot même qui commence le livre de Yannick Torlini. Des noms sans déterminant sortent du silence : en vrac, un chaos de noms : « table.chaise.fenêtre.table.fenêtre.mur.table.fenêtre.chaise.mur. » Puis des prépositions créent l’espace en situant les éléments les uns par rapport aux autres : « contre mur, table. à gauche fenêtre. » D’autres adverbes introduisent le temps : « face ça encore face ça maintenant. toujours encore face maintenant. »
Bientôt viendront la lumière et les ombres.
Il manque un centre à l’espace certain, puisque rien n’indique qui regarde : « il faudrait trouver le je de ça. le je de cette situation qui n’en est pas une. »
Ce sont des choses qui occupent la phrase, sans la structurer. Des liens dressent les objets les uns face aux autres, évaluent les forces en présence sans que le sujet s’inscrive dans cette perception. Le centre a disparu par ellipse. Rien n’est sûr, sauf le « pire » qui éclate : la position des objets révèle le vide porté par les adjectifs (« impossible et misérable »).
Caduque, la Somme des silences dans laquelle on peut entendre le verbe copule, nous voilà réduits au bruit des mots, imparfaits vecteurs d’objets, car « le mot est un doute ». Nommés, ils signent notre impuissance à nous inscrire dans une ligne continue, équilibrée de « vivre ». C’est une partie d’échecs perdue qui s’annonce : en dehors des objets, tout est indéfini. C’est ça qu’on triture en mots sans rien obtenir. Les participes passés (« penchée », « racontée ») décrivent ce qui pourrait être un sujet naissant : « tête molle rampe dans cet espace. tête molle s’agrège à corps table et chaise. »
Privée de ses assises logiques, la syntaxe privilégie la juxtaposition. Le sujet vacille, corps douloureux, « persistant », ou il s’absente dans des ellipses. Ici, la grammaire perdue s’est décentrée. L’action envisagée et réalisée est immense et presque impossible : « car c’est bien de l’écrire qu’il s’agit. de ce qui travaille le vivant qui souffle, pense, parle, crève. »
Alors, ces deux livres sont-ils encore des poèmes ? Bien sûr : « il n’y a pas de nom pour nommer ce qui se déroule dans l’écrire. écrire pourrait se dire poème ou fenêtre. »
[1]. Jean-Luc Nancy, « Compter avec la poésie », Résistance de la poésie, William Blake & Co., 1997.
[2]. Patrice Loraux, Le Tempo de la pensée, Seuil, 1993.
[3]. Ibid.
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