« Galets dans la gorge »

De Julien Bosc, éditeur et poète récemment disparu, nous parvient un poème inédit qui mêle les couleurs et lumières du printemps aux ombres de la mélancolie.
Julien Bosc
La Demeure et le Lieu
De Julien Bosc, éditeur et poète récemment disparu, nous parvient un poème inédit qui mêle les couleurs et lumières du printemps aux ombres de la mélancolie.

Une « neige d’avril », tardive et miraculeuse, est entrée dans le poème, celle d’une rose, au nom singulier, qui dès le début du livre évoque le printemps qui fleurit, sans faire oublier l’hiver qui reviendra : ce qui entoure, dans l’éveil d’avril, occupe le regard sans lui suffire. Dans « l’ombre adolescente et pas peu fière d’un jeune tilleul », la vie rapproche le poète-témoin des présences dans le jardin qu’il nomme avec précision : fleurs, arbres, oiseaux… Voici « une conscience exsangue la demeure et le lieu », comme si ces seules existences, observées, pouvaient nourrir l’instant et faire renaître (ou revivre) celui qui regarde.

Dès ce premier poème s’inscrit aussi l’inquiétude : 

et rien 

hormis le geai des chênes simulant la crécelle
le fond du puits
la corde
la gorge et le galet

Ici, le galet. « La pierre. / Pierre de chaque instant. / Un mot / irréductible[1] », écrivait Thierry Metz dans Terre, livre où l’arbre, le puits et la corde sont si présents.

Dans la demeure de Julien Bosc, le chat est un compagnon important de la grande conciliation du poète avec la nature. Animal domestique, il est intercesseur entre l’homme et la nature sauvage : 

Il y fait ses rêves 

(dont quelques-uns
parfois
sont aussi les miens)

La parenthèse, essentielle ou accessoire, se garde de trancher entre la réalité et le vœu. Nous sommes sur une lisière que le narrateur nous fait suivre du regard, avec lui. C’est ainsi que naissent les poèmes, confie-t-il, « plus tard dans la journée / le soir la nuit / après un jour dix ou vingt ans ». Le délai, aléatoire, se révèle inquiétant lors des périodes de sécheresse pour l’inspiration. Après une bonne averse, l’herbe reverdit. Ce n’est pas si simple pour les mots du poème.

La maison, pourtant, par ses fenêtres et par sa porte orientée vers « le jardin le sous-bois la mer éperdue », offre une perspective infinie puisqu’elle est le lieu d’écriture, « ― phare qui tant et tant tente d’éviter le feu du naufrage ». À la demeure réelle dans ce lieu de nature se superpose un imaginaire maritime lointain, toujours présent dans l’œuvre de Julien Bosc[2].

Inventaire de l’environnement, descriptions brèves et vives comme les mouvements des sittelles et des mésanges, la prose veille sur cette écriture simple. C’est l’histoire possible d’un quotidien dont les heures rejoignent celles du lecteur. Le récit ne suit aucune autre chronologie que celle d’une nécessité intérieure tournée vers le large, liée à la pousse du vivant, au cri des oiseaux comme à leurs jeux, cela qui préserve l’être. Jean-Christophe Bailly le souligne dans Le Versant animal : « Il n’y a pas de règne, ni de l’homme ni de la bête, mais seulement des passages, des souverainetés furtives, des occasions, des fuites, des rencontres[3]» Le poète est attentif aux rencontres avec ces existences discrètes qui ne comblent pas sa solitude. L’observation du vol des oiseaux peut-elle révéler un destin ?

Cela semble constituer les conditions propices pour l’écriture d’un poème. Mais rien n’est sûr : toujours une modalisation entre dans la phrase, « l’éventualité d’un poème » à peine émise. Le doute sur ce qui s’écrit le pose comme fragile, soumis au temps ou au jugement du narrateur lui-même qui hésite sur sa capacité à atteindre ce qu’il nomme poème. Beaucoup plus sûre, la réalité, les « ocelles rouge et jaune à ras des crêtes » : cette perception du jour et de ses formes vivantes n’est-elle pas le poème incarné par la voix humble qui nous la restitue ?

Toujours entre les lignes, entre les mots, nous lisons la promesse tenue de ce qui est :

compter les premières jonquilles tel un enfant les pièces au fond de sa poche
et avec huit être riche comme Crésus

Celui qui exulte est le même que celui qui redoute et voudrait l’arrêt de tout : 

(penser qu’on pourrait se pendre
allez savoir pourquoi à ce moment-là) 

Joie et mélancolie se mêlent, décousues parfois, lorsque viennent les floraisons : « parfum mêlé des muguets et lilas », « entrer dans le temps du poème ». L’acte d’écrire est la vraie source de vivre.

Un poème peut s’ouvrir et se fermer sur les fleurs (muguets et lilas, puis bleuets), comme si elles étaient capables de retenir ce qui dissone et perturbe : poème devenu le refuge d’une mélancolie ainsi libérée. La fleur, devenue l’ici et l’ailleurs, restitue un espace dans un territoire plus vaste qui prouve la vie et la garantit : le poème et, plus largement, le livre.

Le poète que les mots désertent affronte la solitude : l’aimée absente, les amis lointains et la page qui reste blanche. C’est un poids, un galet poli, roulé par la rivière et comme usé par le temps.

Des étapes sont données, comme pour la création d’un monde sans Dieu : « Le premier jour », « le deuxième jour »… Des tâches leur sont attribuées : « Fondre… forger… libérer… » ; autant d’actions précises qui, sans être salvatrices, détournent de soi. Ce sont, chaque fois, de menus actes, liés à l’environnement immédiat : « faucher à ras de terre herbe et soucis ». Se taire, avant le septième jour, au milieu des « rencontres de saisons » : « deux limaces en couple peut-être ».

Soucis, couple, les mots ramènent à la mélancolie du narrateur. Pour quel poème solidaire ? 

et mots bien creux            d’un poème à ras des pâquerettes
— ces graciles fleurs blanches et jaunes
qui s’ouvrent avec l’aube
se referment pour la nuit
jouant chaque jour à la vie à la mort
dans l’apparente insouciance de la faux
ou des pas assassins

Le soleil qui éclaire le poème, dans une lumière pourtant printanière, c’est bien le « Soleil noir de la Mélancolie ». Alors, devant « l’évanescence d’une année / – quand paraît la barque du nouveau voyage », que reste-t-il à faire, si les mots du poème se dérobent ? 

se défaire du parfum mêlé des muguets et lilas
du chat près du feu dans son fauteuil
des fatigues et désillusions
se dévêtir de tout comme de soi
souffler la bougie 

Il nous reste ce poème habité, venu malgré les vents contraires, les grains, les rafales et le silence intérieur.

[1]. Thierry Metz, Terre, Opales / Pleine Page, 1997.
[2]. Julien Bosc avait créé sa maison d’édition, Le Phare du Cousseix, dans le sud de la Creuse. Pour une présentation de Julien Bosc, voir notre article-hommage, « Un poète nommé Cheval », publié dans La Nouvelle Quinzaine littéraire no 1205 (1er décembre 2018).
[3]. Jean-Christophe Bailly, Le Versant animal, Bayard, 2007, rééd. 2018.

Isabelle Lévesque

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