À sa manière aussi Cédric Lagandré pourrait parler d’une « fin du monde (1) » mais c’est d’une autre mythologie qu’il part, celle qu’avaient élaborée les anciens Grecs à propos du destin des morts ordinaires. Ceux qui avaient accompli des exploits mémorables pouvaient espérer bénéficier du séjour des bienheureux aux champs Élysées ; ceux qui avaient commis des abominations avaient tout lieu de craindre d’être relégués au Tartare. Quant à la masse de ceux qui « de toute leur vie, n’ont rien fait d’exceptionnel, c’est-à-dire dont l’existence, sitôt qu’elle a cessé, a cessé d’avoir lieu, (ils) la perpétuent dans cette banlieue lugubre : la désolante plaine des asphodèles ». Quoique exprimé sur ce mode mythique, le diagnostic de Lagandré est coupant : alors que les Anciens réprouvaient les tièdes, « aujourd’hui le quelconque est la norme, la statistique sa technique de domination ». Autant dire que nous sommes tous destinés à la prairie des asphodèles, et contents de l’être. S’annonce ainsi « un monde commode à tout point de vue, ajusté sans médiation aux usages humains et réduit de force à ces seuls usages : un monde sans arrière-fond, sans possibilités secrètes, pas même orienté vers un mieux, visant sa seule perpétuation ».
Tel est le propos que ce livre développe, en abordant les diverses manières dont les hommes de notre temps ont perdu leur relation au « monde comme horizon de sens ». Car le monde n’est pas simplement ce qui est : le réel ne fait monde que si nous en avons une expérience, laquelle « suppose le langage, le désir et le temps ». Parmi les nombreuses et riches analyses qui nous sont proposées, une des plus parlantes pour faire saisir l’enjeu de ce livre est peut-être celle qui est consacrée à des émotions comme la tristesse ou la joie. C’est, en effet, admettre (sinon susciter) une « indifférence au monde » que tenir pour non avenues les raisons qu’évoque le dépressif pour justifier sa tristesse. On va lui donner des antidépresseurs qui remédieront à son déficit sérotoninergique, puisque telle est la cause de ce à quoi il croit voir une raison dans la mort d’un proche ou la perte de son emploi. De même, « il ne faudrait pas dire que j’ai du plaisir en raison de la venue d’un ami cher mais à cause de la production de dopamine par le cerveau ». Les écologistes eux-mêmes n’ont pas bien compris qu’il fallait « que l’homme s’occupe du monde pour que le réel ait l’air d’être fait pour l’homme, c’est-à-dire fasse monde ».
Jamais pesant, Lagandré montre dans une écriture toujours élégante les multiples manières qu’ont nos contemporains de perdre la relation avec le monde, de « liquider celui-ci en tant qu’extérieur à l’homme ». Il ne se livre pas à une dissertation saluant au passage les quelques grands noms que l’on ne peut manquer de citer, ou discutant les analyses de tel ou tel. Le lecteur, toutefois, reconnaît aisément la provenance philosophique de certains thèmes, en particulier des développements phénoménologiques du cartésianisme ; il n’est pas surpris non plus de retrouver le Heidegger critique de la technique, ni le Nietzsche du Gai Savoir. Lagandré ne cherche pas à faire montre de ses lectures philosophiques, il les a assimilées et faites siennes. Grâce à quoi son texte est d’une grande fluidité, fort agréable à lire et souvent très éclairant et convaincant.
On peut penser, d’autant que Lagandré le cite en passant, à La Société du spectacle que Guy Debord rédigeait il y a près d’un demi-siècle. Ces deux livres ne se ressemblent pas, on peut même considérer qu’ils divergent en à peu près tout – mais cette divergence même intéresse car les projets sont semblables. Bien sûr, les tempéraments ne sont pas les mêmes, mais ce qui les différencie le plus tient au demi-siècle écoulé. Certains traits de la société qui ne faisaient qu’apparaître ont pris la force de l’évidence, d’autres se sont considérablement atténués ou développés, d’autres encore sont apparus depuis lors. Mais ce qu’il s’agit de dénoncer n’est pas foncièrement différent. Ce qui l’est, ce sont les références intellectuelles. Si l’on peut encore nommer Marx, pourvu que l’on n’en fasse qu’un usage très modéré, tout le mouvement jeune-hégélien semble perdu dans les oubliettes, et avec lui le nom même de Hegel et tout un arrière-plan révolutionnaire du discours. Pour l’essentiel, Freud a laissé la place à Lacan et Marx à Nietzsche. Heidegger apparaît désormais comme une référence incontournable, avec Levinas et Arendt, Deleuze et Foucault. C’est peu dire que le ton a changé. Pourtant, et c’est ce qui est frappant, l’objet de la critique est sensiblement le même. Ce que le premier dénonçait avec son concept de spectacle n’est qu’un autre aspect de ce que le second s’efforce de dire en décrivant la perte de toute expérience du monde.
On peut bien sûr se réjouir de voir dénoncés avec cohérence des traits de notre époque dont on s’irrite de façon dispersée. On peut aussi regarder cette dénonciation comme un exercice assez convenu, même s’il est mené avec brio, et prendre le parti de lire Lagandré en philosophe, c’est-à-dire en étant attentif à la logique conceptuelle qu’il met en œuvre. La comparer par exemple à celle de Debord constitue une expérience philosophique très excitante : comment peut-on rendre compte de façons aussi différentes d’un semblable malaise devant la société présente ?
- Cf. Michaël Fœssel, Après la fin du monde (QL n° 1 075).
Commentaires (identifiez-vous pour commenter)